Consult1 a écrit
Je ne suis pas équippé pour le scanner mais le Devoir avait une critique pas trop méchante du livre. Le mot "nunuche" n'est même pas utilisé :-)
Voici justement cet article Consul.
Le Devoir
LIVRES, samedi, 31 mai 2008, p. f2
En aparté
L'intime grand public
Nadeau, Jean-François
Elisabetta a 25 ans. Blonde, les yeux bleus et une anatomie renforcée propre à soulever bien des passions. À en croire la couverture de son livre, Journal d'une lofteuse, elle loge tout entière dans son seul prénom: Elisabetta. Un prénom, rien de plus, à l'exemple de ces vedettes éphémères de la chanson qui passent et ne reviennent pas, portées par le seul souffle d'un été.
En Égypte, chez les anciens, deux noms étaient donnés. Le premier, le petit nom, était celui connu de tous. Le grand nom, le vrai, était soigneusement caché. C'est là, dans ce grand nom, que se réfugiait l'identité véritable. Ici, c'est exactement le contraire. Fantone, le nom de famille italo-québécois de la belle, relève de la simple anecdote, comme l'ensemble du contenu télévisuel de Loft Story dont elle tire sa gloriole. En cette époque où fleurissent ces supermarchés des sentiments, les limites du prénom suffisent largement à la manifestation du moi.
Dans l'espace de Loft Story, il faut noter que rien ne se passe. Ou alors si peu. Tout tient dans le commentaire.
Exactement comme dans ce Journal d'une lofteuse, et dans bien d'autres livres du genre, des livres que les lecteurs soutiennent toujours moins que le sens du commerce qui en motive la publication au nom de la force de la télévision. La télévision s'est transformée en un vivier où circulent toutes les bêtes de nos propres vies, y compris les plus étranges. On y parle indistinctement de viol autant que d'amour. Les larmes de joie et celles du malheur s'y confondent à qui mieux mieux. L'intime se justifie de plus en plus par sa représentation télévisuelle.
Les émissions de la télé-réalité expriment peut-être mieux encore que les autres l'expression de ce vide moderne de l'identité qui cherche à tout prix à être comblé par des images. Bien sûr, chacun sait que ce qui se passe à l'écran dans le cadre de pareilles émissions n'appartient pas à la vraie vie. Les participants sont choisis parmi des milliers de jeunes candidats, tant pour leur apparence physique que pour un caractère particulier susceptible de nourrir des jeux de rôle plus ou moins prédéterminés. Dans le choix de ces jeunes et beaux figurants, on exprime une déclinaison politiquement acceptable d'un monde social soigneusement découpé: un bon, un naïf, une chipie, une vamp, un menteur, un hypocrite, etc. Quel rôle Elisabetta tenait-elle dans Loft Story? Peu importe. Cela n'a aucune importance puisque seul le résultat de ce mensonge grand public compte au tribunal du commerce de l'intime.
Devant Star Académie, Loft Story, Occupation double et autres Île de la tentation, chaque téléspectateur est un même juré. Il fixe son oeil contre le trou de la serrure et, voyeur d'un monde qui ne demande qu'à être vu, s'imagine libre. Le téléspectateur peut en effet tout penser et tout dire. Il jouit d'une liberté totale devant ce monde à fleur d'écran qui l'accompagne sans jamais l'embarrasser d'une présence réelle. La télé est devenue le miroir de ces vies qui avancent sans bouger, l'une se contentant d'observer l'autre qui la mime depuis le tribunal de son fauteuil.
D'un seul clic, le spectateur peut changer de chaîne ou encore éliminer pour des raisons diverses Marie-Pier, Jade-Crystelle ou d'autres Kyle-Wylliam. Appuyez seulement sur le 1 ou le 3... À la différence des anciens liens sociaux, le partage des expériences se fait désormais en sens unique. Au seul profit des médias.
Le téléspectateur observe des vies de moustiques en pensant pouvoir compter sur les ailes d'un ange pour s'élever, lui, au-dessus de tout cela. Une des forces de la télé-réalité a justement été de laisser croire que la liberté du téléspectateur était garantie par l'apparente banalité de l'ordinaire mis en scène. Mais existe-t-il quelque chose de plus surveillé et de plus scruté aujourd'hui que la télévision? On épie sans cesse ce média pour savoir qui l'écoute, à quel moment et en fonction de quoi. Quel média est plus soigneusement contrôlé et contrôlant que la télévision, au point de pouvoir analyser finement le moindre rendement de chaque minute mise en ondes?
Tout le livre est marqué par l'empreinte du vide. Le long bavardage d'Elisabetta au sujet de non-événements suffit à remplir des pages et des pages. C'est un vaste effort de surplace, médiatiquement profitable, dont elle rend ainsi compte malgré elle. Mais qu'importe ce vide souligné par l'encre des mots puisque l'essentiel est ailleurs. Elisabetta le perçoit du reste très bien: «Qu'on me prenne pour une Paris Hilton locale ou une starlette en mal de publicité, cela m'importe peu, car très tôt dans la vie, j'ai décidé de faire valoir mon droit à la reconnaissance publique.» La «reconnaissance publique» est une manière gentille et commode pour parler désormais d'une part de marché, d'une industrie, bref d'un pouvoir, du Pouvoir.
Elisabetta ne semble pas brillante, mais elle est futée. «Dès le départ, je savais que Loft Story serait un tremplin pour ma carrière si je travaillais encore plus fort à ma sortie du loft. Que j'y reste sept ou dix semaines, je serais gagnante.» Travailler plus fort, c'est faire mieux que d'autres, ce que le système nous commande. Donc savoir poser, être souriante et se mettre au service de ceci ou de cela, comme si tout était naturel, puisqu'il le faut «pour réussir». Tout cela conduit à la possibilité de transformer la célébrité-minute offerte par la télévision en une célébrité de carton-pâte capable de donner l'impression de la durée. Bref, il s'agit de jouer le jeu au mieux pour espérer en vivre encore, mais plus tard.
À jouer ainsi les esclaves d'un monde d'images, on s'initie aux règles plus larges de la liberté du marché, jusqu'à se donner l'impression d'en être aimé intimement, à la face du monde.
Journal d'une lofteuse
Elisabetta, Éditions La Semaine, Montréal, 2008, 160 pages
--Message edité par francine le 2008-06-02 14:54:48--
--Message edité par francine le 2008-06-02 15:07:14--