Un petit article trouvé en googlant sur ce cher "Martin Goulet"...
PARCE QU'IL FALLAIT PAYER DEUX AUTRES PINTES DE ROUSSE À)
ÉTIENNE DE PASSILLÉ
par Dominic Tardif
[...]
J’ai opté pour la table d’hôte, manger abondamment et m’offrir une haleine pestilentielle seraient de bons moyens de meubler les heures d’attente. En parallèle, s’amenaient du devant de la salle la serveuse, apportant ma soupe à l’oignon, et une fille de la bande de fêtardes, un appareil photo en main. Cependant que la serveuse déposait le plat de terre-cuite fumant devant moi, la fille, après avoir échangé un sourire entendu avec ses amies à l’autre bout, demandait au type d’à côté de prendre une photo avec elle. Le type a accepté?; ça ne semblait pas être la première fois qu’on lui faisait ce genre de demande, et vite je me suis retrouvé photographe de service. La fille qui avait le bras autour des épaules du gars a presque crié le « soupe à l’oignon » que je lui avais demandé de prononcer avant de déclencher le flash. Lui, de son côté, se gardait bien de tout mouvement et de tout enthousiasme, il ne semblait avoir ni le goût de dire « soupe à l’oignon », ni le goût de sourire pour la photo. Il avait l’air de se la jouer vedette, le gars, les cheveux en bataille du cégepien moyen, mais les vêtements en teintes de gris, de noir et de brun du ténébreux acteur. J’ai redonné l’appareil photo à la fille, qui m’a gratifié d’un « merci monsieur », j’avais fait une bonne photo dans la mesure de la collaboration de mes modèles. Je suis retourné à ma soupe à l’oignon tiédie et la fille à ses amies qui se précipitaient autour d’elle pour voir le résultat sur l’écran de l’appareil. Les adolescentes essayaient d’étouffer leurs éclats de rire, elles se regardaient toutes, hésitant entre la franche rigolade blessante de leur enfance et le silence rempli de sous-entendus de l’âge adulte dont elles se réclamaient. Chose sûre, d’après leur réaction, le gars qui mangeaient tout près de moi n’était ni chanteur d’un groupe de punk-pop célèbre ni animateur à Musique Plus. J’ai essuyé le peu de soupe à l’oignon qui restait collé au contour de ma bouche, pris une bonne lampée de rousse pour la faire descendre, je me suis retourné, puis j’ai demandé au gars à côté :
— Qu’est-ce que vous faites dans la vie pour qu’on veuille se faire prendre en photo avec vous ?
Le gars, la bouche pleine de pain, en passe de déglutir, m’a répondu :
— J’suis comédien.
Il a pris une gorgée de rousse et a rajouté :
— Je jouais dans une série pour ados à Radio-Can.
Le fait que nos brochettes de poulet aient été servies en même temps a ensuite créé une sorte de complicité entre lui et moi?; en tout cas ça a fait rire la serveuse que nous ayons commandé tous les deux des brochettes de poulet. Moi, ce que je trouvais surtout drôle, c’était l’idée que deux gars se retrouvent à manger seuls à l’Aphrodite de Coaticook un vendredi soir. J’ai profité de la pseudo-complicité que la serveuse avait installée entre nous pour demander au comédien ce qu’il faisait à Coaticook. Il avait peut-être lui-aussi un handicapé de joueur de baseball-poche de grand-oncle. En essayant de faire de l’esprit, je lui ai dit :
— Vous ne pratiquez sûrement pas le métier de comédien à Coaticook.
— Pas vraiment, quoique aujourd’hui oui, je jouais dans une pièce de théâtre d’intervention à’ polyvalente icitte, une histoire pour que les jeunes prennent pas de dope. Vu que les chemins sont pas beaux, le directeur de l’école nous a payé la chambre d’hôtel pi le souper.
J’essayais d’extirper mon poulet de sa baguette en bois sans faire voler ma pelletée de riz dans l’assiette du comédien, qui a ajouté :
— Depuis que Watatatow est fini, j’ai pas ben le choix de faire des contrats de même.
C’est à ce moment-là que le déclic s’est fait dans ma tête, je l’ai reconnu tout d’un coup, quand le comédien a dit Watatatow, je me suis souvenu de son visage dans la télévision chez nous quand j’étais ado.
— Je connais ça Watatatow, ma sœur écoutait ça à toutes les osties de soir quand j’étais ado.
« Les osties de soir » était tout juste sorti de ma bouche que je le regrettais déjà, mais je me suis dit que le gars devait comprendre qu’à 17 ans son émission m’inspirait plus de mépris que d’admiration.
— Excusez-moi, c’est que dans le temps je trouvais ça con, pis…
— Excuse-toé pas, pis rendu là, j’pense que tu peux me tutoyer, hein…T’as raison, Watatatow c’tait souvent con, mais au moins, dans ce temps-là, j’avais pas besoin de venir à Coaticook pour travailler, pis j’étais pas pris pour manger tout seul dans un resto grec non plus.
— Mais les autres comédiens avec qui tu joues dans ta pièce, y sont pas restés à Coaticook eux-autres aussi ?
— Ouin, mais c’est des criss de prétentieux, y sont allés manger des sushis. Parce qu’eux-autres y’ont fait l’école de théâtre pis le Conservatoire, y pensent qu’y peuvent me regarder de haut. Criss j’ai peut-être pas joué tout Tchekhov, mais j’ai joué Martin Goulet pendant 13 ans.
— Martin Goulet, c’est toé ça ! Fuck j’te connais. Ça veut dire que c’est toé qui avais parti le Spot pis qui étais responsable du centre des loisirs, … pis c’tait pas toé aussi qui couchais avec la fille qui fait les annonces de Tostitos pis de Philadelphia.
— Criss ! pour un gars que ça faisait chier, tu connais ça pas mal Watatatow.
Je me suis senti rougir quand le comédien qui faisait Martin Goulet dans Watatatow m’a répliqué ça, mais on avait suffisamment fraternisé pour que je lui avoue :
— Écoute Martin, j’ai pas vraiment de sœur, j’écoutais ça juste de même en revenant chez nous. J’sais pas trop pour quoi j’aimais ça...
— Eille, c’est pas grave, moé aussi je le regardais des fois, pis en passant j’m’appelle pas Martin pour de vrai, mon nom c’est Étienne De Passillé.
Reste que la fille du devant de la salle, elle, était venue prendre une photo avec Martin Goulet. Étienne s’est levé pour aller aux toilettes au moment où la serveuse venait retirer nos assiettes vides. J’ai lancé ma serviette sale dans la mienne juste avant qu’elle ne la récupère. Je lui ai pointé Étienne, qui dans le cadre de la porte des toilettes essayait d’attirer son regard.
— J’vas prendre le gâteau mousse au chocolat s’il vous plaît, qu’il lui disait, en bougeant les lèvres de façon à ce qu’elle puisse y lire. J’ai commandé le simili baklava et juste comme la serveuse se retournait, j’ai également commandé deux autres pintes de rousse. Une pour moi et une pour Étienne De Passillé.
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