Wajdi Mouawad explique sa position dans l’affaire Cantat
Écrit par Philippe Rezzonico
Vendredi, 15 avril 2011 20:32
Mise à jour le Samedi, 16 avril 2011 00:23
Pour l’auteur et metteur en scène Wajdi Mouawad, la polémique liée à la présence de Bertrand Cantat au sein de sa production théâtrale Femmes, d’après Sophocle, qui doit être présentée au Théâtre du Nouveau Monde, ne relève ni de l’art ni de la justice, mais bien de la morale.
Commentant publiquement pour la première fois sa décision de faire participer l’ex-chanteur de Noir Désir – accusé d’homicide involontaire auprès de sa compagne Marie Trintignant – à son cycle de théâtre, le dramaturge québécois d’origine libanaise établi au Québec depuis 25 ans a rapidement établi sa position, vendredi, lorsque interrogé par Anne-Marie Dussault à l’émission 24 heures en 60 minutes.
À la question : « Peut-on applaudir un homme qui a tué sa femme et le placer sous les projecteurs ? », Wajdi Mouawad a répondu : « On glisse sur un terrain qui n’est pas celui sur la connaissance. Qu’est-ce que le Chœur ? (auquel devait participer Cantat qui a signé la musique). Qu’est-ce que Sophocle ? On n’est pas non plus sur la question de la justice : Est-ce qu’il a le droit ou il n’a pas le droit ? (…) On est sur un autre terrain qui est celui de la morale.
« On est sur des jugements moraux. Les jugements moraux ne sont pas universels (…). On est face à des jugements moraux qui sont tous respectables. Tous. Même les plus violents. Même les plus injurieux. Ils sont ce qu’ils sont. »
Le choix
« Vous êtes devant un choix à faire. Ce que vous dites, ce que vous soulevez, je me suis évidemment questionné là-dessus. Même Bertrand s’est questionné lui-même sur ça. C’est là où l’on a à choisir. Il n’y a pas de réponse juste. C’est un choix entre quoi et quoi. »
Wajdi Mouawad a admis que les gens qui ont réagi avec colère à sa proposition artistique peuvent avoir raison de le faire.
« Mais bien sûr. C’est pour ça qu’on est face à un choix. On n’est pas face à : « Qui a raison, qui a tort ? », parce qu’on n'est pas dans une question de justice, mais on est dans une question de morale. »
Arrivé d’Europe et directement de l’aéroport pour prendre place sur le plateau face à l’animatrice de l’émission de RDI, Mouawad a répondu avec calme et attention aux questions motivées par l’annonce de la participation de Cantat à sa production théâtrale, depuis le 4 avril.
Le dramaturge avait gardé le silence au plus fort de la secousse médiatique, laissant à la directrice du TNM, Lorraine Pintal, le délicat travail de défendre sa proposition artistique. Mme Pintal a déclaré vendredi dernier que Cantat ne serait pas à Montréal ni au Centre des Arts d’Ottawa, en 2012.
Symbole ou justice ?
« On a un homme qui devient le symbole de la violence faite aux femmes (…). Si vous décidez que le symbole est plus important que la justice, il n’a pas le droit, il ne faut pas qu’il monte sur scène. (…) Mais s’il ne monte pas sur scène, ça veut dire que vous sacrifiez un peu l’idée de la justice parce que vous lui infligez une deuxième peine. Il a fait sa peine, mais là, vous lui en infligez une autre, celle de ne pas monter sur scène. Vous sauvez le symbole, mais vous sacrifiez la justice. »
Wajdi Mouawad explique son silence des derniers jours face à ce « tsunami d’opinions » en raison des répétitions (en Europe) des trois pièces qui doivent être présentées en Europe, notamment à Avignon, dès cet été, et du désir d’être « audible ».
« C’est douze heures de répétitions par jour. Il était hors de question de sacrifier les répétitions, parce qu’à l’arrivée, si le spectacle est une croûte, on va dire Là, on s’est énervé pour rien ». Il estime que la connaissance des trois pièces de Sophocle qui parlent d’homicide involontaire, de justice et de vengeance, justifiait le choix de Cantat.
« Les Trachidiennes, c’est quoi ? C’est l’histoire d’un individu qui tue la personne qu’il aime sans le vouloir. (..) Antigone, c’est quoi ? Antigone, c’est l’histoire d’un homme dont la Cité considère qu’il a commis un crime irréparable et elle décide de ne pas l’enterrer. (…) Electre, c’est l’histoire d’un crime qui n’est pas puni. (…) Il n’y a pas eu de procès.
« Ce que je trouvais très, très puissant, c’est qu’on avait un homme qui était face au désastre de sa vie à travers trois pièces. Et comme son histoire est connue par tout le monde, le spectateur dans la salle allait nécessairement se retrouver face à un homme qui contemple le désastre de sa propre vie. Je pensais, et Bertrand aussi (…), que le texte aurait résonné, précisément et personnellement là où je pense que l’art doit résonner, c’est-à-dire comme un miroir de nos douleurs et de nos souffrances. Les trois pièces mettent en scène un personnage qui était au pinacle de sa gloire et qui chute. Évidemment, Bertand est un personnage tragique, en ce sens-là. Malheureusement tragique. Il avait tout et il a chuté. »
La réconciliation
Si Wajdi Mouawad admet qu’il ne s’attendait pas à une telle levée de boucliers, il pense que Cantat sera stigmatisé à jamais.
« Fixer un individu dans une seule seconde de sa vie, le fixer à jamais, et dire qu’il ne peut pas être autre chose que cette seconde-là… Il est cette seconde. À jamais. C’est sûr. Il sera à jamais celui qui a tué une femme. À jamais. Mais dire qu’il ne sera que ça et qu’à jamais, il n’est que ça, il me semble que là, il y a un rapport qui n’est pas juste.
« A partir du moment qu’on est pas pour la peine de mort, je considère qu’on est pas pour la peine de toutes les morts : la mort physique, psychologique, professionnelle. Si on n’est pas pour la peine de mort, on est pour la vie. Est-ce que prendre soin de celui qui est resté vivant, est-ce que ça signifie nécessairement oublier celle qui est morte ? Étant donné le contexte des pièces, étant donné le contexte artistique dans lequel la chose était présentée, j’ai la conviction que non. Au contraire, prendre soin du vivant ne fera que rappeler la mort dans un rapport, peut-être, de réconciliation. J’insiste sur le mot. C’est pas pardon, c’est pas rédemption, alors là, pas du tout, c’est pas j’sais pas quoi… C’est réconciliation. (…) Le pardon ne peut être accordé que par la famille de la victime. »
Et pas question, non plus, de banalisation, dans les yeux du metteur en scène.
« Ce n’est pas banaliser le crime. C’est le remettre à sa place et se poser la question de la justice. (…) S’il y a une loi, je me rallie à cette loi. Si on ne se rallie pas à cette loi, on tombe dans la barbarie. »
Quant aux commentaires de son collègue Serge Denoncourt qui se demandait à voix haute à Tout le monde en parle si Wajdi Mouawad se prenait pour le pape et lui imposait de faire de l’art plutôt que de dire aux Québécois quoi penser, le dramaturge semblait plus étonné que choqué.
« C’est étonnant. Que je sois pas le pape, ça, je n’en doute pas. Que je dise ce qu’il faut penser.. Peut-être, mais je ne m’en rends pas compte. Que je fasse de l’art… Je ne fais que ça. »
Sans Cantat ou pas du tout ?
Wajdi Mouawad précise que Cantat est venu au Québec il y a deux mois, dans l’indifférence générale, mais qu’il a « un doute » quant à l’opportunisme politique des politiciens qui soutiennent que Cantat ne sera pas de retour en 2012.
Le metteur en scène doit annoncer lundi, à Ottawa, s’il va de l’avant avec la production sans Cantat, tant à Montréal qu’à Ottawa, et que toute l’équipe se pose des questions.
« Il est important pour nous de ne pas répondre par le silence (…) Ça serait très violent pour nous, Québécois, de ne pas faire entendre ce spectacle à Montréal et à Ottawa, et à Québec, éventuellement. Mais en même temps, on ne peut pas le dire comme s’il ne s’était rien passé. C’est très important pour nous de faire entendre le spectacle. »
Quand Dussault a demandé à Mouawad ce que Cantat – qu’il fréquente au quotidien en France – pensait de cette situation, le dramaturge a difficilement réprimé un éclat de rire.
« Bah… Vous savez… Oui, oui, je le sais. On en parle beaucoup. Il fait : Bon, écoute, c’est comme ça. Un jour ça changera. Il ne faut pas empêcher le projet… Il est très habitué à ces courants-là. »
Et Mouawad n’estime pas que les propos de Denoncourt – ni des Québécois – sont xénophobes.
« Ça me dit que nous sommes des êtres passionnés et passionnants, parce qu'une question comme ça nous met dans tous nos états. (…) Et ce n’est pas violent. Là où je me reconnais totalement, comme Québécois… Une société qui est capable de voter 49,5 pour cent pour l’indépendance et 50,5 « non », contre l’indépendance… Et elle ne fait pas la guerre. Pour moi, c’est un grand peuple, cette chose-là, et je sais de quoi je parle quand je regarde d’où je viens. »
http://ruefrontenac.com/spectacles/thea ... wad-cantat" onclick="window.open(this.href);return false;