Le vendredi 20 juin 2008
La démocratie familiale
Yves Boisvert
La Presse
Hé, les enfants ! Papa vous refuse un cellulaire ? Maman vous interdit de sortir ce soir ? Appelez un avocat ! Si vous tombez sur un juge comme Suzanne Tessier, vous pourrez le faire siéger en appel des décisions de vos parents !
Vendredi dernier, cette juge de la Cour supérieure à Gatineau a donné raison à une fillette de 12 ans qui s’est adressée à la Cour parce que son père lui avait interdit la sortie scolaire de fin d’année.
Il n’y a aucun précédent connu en la matière et la juge n’en a d’ailleurs pas trouvé. Elle s’est appuyée sur un article du Code civil qui permet à l’enfant de s’adresser au tribunal, avec son autorisation, pour soulever une question relative «à l’exercice de l’autorité parentale».
On aurait pu penser que c’était réservé aux problèmes plus graves.Il n’est pas rare que les tribunaux soient obligés de trancher des conflits liés à l’exercice de l’autorité parentale. Mais, généralement, il s’agit de querelles entre adultes sur des sujets portant un peu plus à conséquence, comme le choix d’une école.
Mais quand on en est à laisser des enfants contester des punitions – pas une séquestration –, c’est que plusieurs adultes n’ont pas pris leurs responsabilités.
Adulte, es-tu là?
Comment a-t-on pu en arriver là?
La fillette était en garde partagée depuis 10 ans. L’année dernière, elle a demandé
et obtenu de la Cour d’aller vivre chez son père. Sauf qu’au mois de mai, après s’être querellée avec la nouvelle conjointe de ce dernier, elle est allée vivre chez sa mère.
Mais son père a encore la garde légale. Il l’avait déjà punie parce qu’elle clavardait sur l’internet malgré son interdiction. N’ayant plus accès à l’ordinateur chez son père, elle est allée chez une amie et a placé une photo d’elle dans une tenue et une pose «qui ne sont pas appropriées pour une enfant de 12 ans», dit l’avocate du père, Kim Beaudoin.
L’enfant refusait de dire chez quelle amie elle avait eu accès à l’ordinateur. En conséquence, le père, qui est le répondant pour l’école, a décidé de lui interdire un voyage de classe de trois jours prévu depuis longtemps.
Au lieu que ce soit la mère qui conteste cette punition, ce qui déjà aurait été discutable, c’est l’enfant qui l’a fait. Elle a déjà une avocate dans le cadre de la querelle qui oppose encore ses parents au sujet de sa garde. Donc, accompagnée de sa mère et de son avocate, elle est allée voir la juge vendredi dernier. La juge lui a donné raison: elle a trouvé la punition «disproportionnée» et a noté que la mère était d’accord avec sa fille.
On devine que la situation n’est pas simple, avec les deux parents et l’enfant au milieu.
Mais que reste-t-il de l’autorité parentale si elle peut être révisée sur toute question à la demande d’un enfant? La Cour supérieure est-elle devenue une cour d’appel des punitions parentales? On n’en aurait pas fini…
À moins de cas nettement excessifs ou mettant l’enfant en danger, les juges n’ont pas d’affaire dans la révision des punitions, même quand elles sont malavisées.
Un jugement semblable règle un problème pour une fin de semaine mais risque d’envenimer une relation pour longtemps. Quand les parents sont séparés, l’enfant pourra-t-il jouer des recours aux tribunaux pour magasiner le parent le plus cool?
Pas vraiment. S’il n’y a pas de précédent, c’est que justement, on n’utilise pas ce procédé pour des raisons de bon sens évidentes. Il n’y a donc pas d’effet d’entraînement à prévoir.
Ce dont cette famille aurait eu besoin, ce n’est pas d’un jugement, mais d’une médiation bien dirigée. Car on devine que cette grande «victoire» juridique annonce d’autres épisodes aussi peu impressionnants.
Famille et démocratie
En attendant que la Cour d’appel nous éclaire, j’ai pour ma part caché le journal à mes enfants.
Abus d’autorité parentale, me dira-t-on. Je n’en disconviens pas. Mais comme j’essaie de l’expliquer en vain à mes enfants, une famille n’est pas une démocratie.
Eux, bien entendu, croient fermement à la démocratie directe, surtout qu’ils sont trois et détiennent de ce fait la majorité absolue. Très souvent, l’un d’eux soumet une question litigieuse au suffrage universel (est-ce qu’on va à la crème glacée?
Est-ce qu’on peut regarder la troisième période? Est-ce qu’on peut rester à la maison au lieu d’aller marcher en forêt?).
Je leur réplique qu’une famille est plus proche d’une dictature éclairée. Le peuple familial est consulté, certes, mais ce sont les dirigeants, non élus, qui imposent leur décision. Il y a parfois des rébellions, des poches de résistance, de la désobéissance incivile, voire des insurrections appréhendées. Le régime en place se maintient tant bien que mal, gardant le cap sur ces trois piliers de la monarchie bicéphale: ordre, paix et bon gouvernement.
Sans illusion, remarquez bien. Je les vois grandir: notre régime est forcé un peu plus chaque jour de s’adapter et de partager un pouvoir de plus en plus dilué.
Malgré tout, je n’avais pas imaginé qu’un juge pourrait venir achever de saper notre reste d’autorité. Et eux non plus, j’en suis certain. Alors que ça plaise ou non, j’envoie immédiatement toute trace du jugement Tessier au recyclage.
http://www.cyberpresse.ca/article/20080 ... CPOPINIONS