Publié : jeu. févr. 09, 2006 10:19 am
Il y en a qui dérapent et prennent ça au sérieux. Voici une lettre ouverte qu'un professeur de philosophie a envoyé à La Presse, puis la réponse du producteur à cette lettre.
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La Presse
Forum, mardi 31 janvier 2006, p. A17
«Tous contre un!
Pour obtenir du succès, une téléréalité comme Loft Story fait appel à nos instincts enfouis de prédateurs
" Le plaisir de l'un c'est de voir l'autre se casser le cou " chantait Félix Leclerc. Voilà, en résumé, ce qui explique le succès de Loft Story, le téléspectateur étant invité à voir comment un des participants sera évincé du groupe. En prime, on offre même au téléspectateur la possibilité de participer lui aussi- via un vote par téléphone- à l'élimination du candidat. Car il s'agit moins ici de rescaper un des deux candidats que de désigner celui qui ne le sera pas et qui fera les frais de l'émission. L'enjeu étant avant tout de faire accepter au téléspectateur le principe du bouc émissaire, c'est-à-dire de celui qui doit payer pour les autres. Il faut justifier l'exclusion d'un des membres du groupe en analysant et en décortiquant ses défauts.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, dans les camps de concentration nazis, les officiers allemands s'amusaient à faire usage du même procédé: on enfermait un certain nombre de prisonniers à qui l'on promettait la vie sauve en autant que ceux-ci réussissaient à désigner pour le lendemain matin un otage qui paierait de sa vie pour sauver le groupe. On peut imaginer la torture mentale résultant d'un pareil exercice: toute anomalie par rapport au groupe devenait prétexte au choix de l'otage. Et ce processus se répétait de jour en jour jusqu'à ce que, finalement, il ne reste plus qu'un seul prisonnier qui, malgré tous ses efforts pour échapper à la mort en vendant un à un ses congénères, se voyait finalement lui aussi tuer froidement d'une balle dans la tête par l'officier allemand.
Évidemment, encore aujourd'hui, ce principe d'exclusion que l'on accepte pour sauver le groupe mène à justifier les pires aberrations, tel le racisme, le sexisme, le sectarisme religieux, social ou politique, de même que la pauvreté. Pour appartenir à notre monde et savoir en profiter, il faut accepter l'idée d'exclure froidement du paysage toute personne qui ne s'identifie pas aux valeurs véhiculées par notre système social. Une émission comme Loft Story participe de plain-pied à cette exigence de nos fausses sociétés libérales où, pour gagner et être les meilleurs, il faut à l'occasion activer nos instincts enfouis de prédateurs.
Orientation sexuelle différente
Notons toutefois, qu'afin de garder une image politically correct, on prend habituellement bien soin dans ce genre d'émission, d'éliminer à l'avance, lors de la présélection des candidats, toute personne d'orientation sexuelle différente. On sélectionne des jeunes gens qui sont hétérosexuels, neutres, apolitiques, mais également des jeunes qui ne réfléchissent pas trop, autrement dit des jeunes qui se présentent avec un intérieur plutôt vide donc, au-delà de tout soupçon partisan ou idéologique.
Ceux-ci travaillent souvent dans le monde du spectacle ou dans des domaines où l'image extérieure a une grande importance. Et bien qu'ils soient des adultes, ils tiennent des propos d'adolescents, la plupart du temps insignifiants et superficiels. À Loft story, tout se passe en vase clos: ni journaux, ni livres, rien qui soit de nature intellectuelle. Un peu de popote et beaucoup de conditionnement physique pour garder une belle apparence, c'est tout! Et, tout comme dans notre société de consommation, ces jeunes gens n'ont pas non plus à se préoccuper de leur bien-être (tout leur est fourni). Mais, comme nous tous, en contrepartie, ils doivent pour y accéder accepter la domination du groupe sur eux.
Ce faisant, un tel type d'émission vient justifier et renforcer un état de société troublant: de plus en plus, l'individu ne peut plus y exprimer ses vrais sentiments. Il doit les cacher pour ne pas déranger et ne pas nuire à la bonne marche d'un soi-disant progrès. Il faut savoir se faire si discret qu'il est même préférable de ne pas dire tout haut ce que l'on pense. L'authenticité n'a plus sa place nulle part. Il faut être sur ses gardes et se méfier constamment du regard d'autrui sur soi. Car dans notre monde, il s'agit moins d'être différent ou de faire cavalier seul que de suivre le troupeau et de s'y montrer solidaire, et cela, même si souvent les valeurs qu'il défend sont aberrantes et en contradiction avec soi-même.
Pierre Desjardins
L'auteur est professeur de philosophie. »
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Réponse du producteur de Loft Story :
La Presse
Forum, vendredi 3 février 2006, p. A14
La boîte aux lettres
Comparaison étonnante
« M. Pierre Desjardins,
J'ai été assez étonné par la comparaison que vous avez faite entre Loft Story et les camps de concentration nazis. Relaxez un peu, monsieur le philosophe! L'analogie entre des assassinats et un jeu où il y a des perdants et des gagnants de 100 000 $ est aussi irritante que superficielle. C'est du petit sensationnalisme détestable. La misère des prisonniers des camps nazis et la cruauté de leurs gardiens ne peuvent pas être comparées à un jeu. C'est même grossier de le faire. Vous ne pouvez pas critiquer la superficialité et en même temps donner des leçons de profondeur en utilisant des arguments semblables, dignes des journaux les plus jaunes. Comme dans le sport, et comme dans n'importe quel JEU d'ailleurs, il y aura des gagnants et des perdants à Loft Story. Comme dans le sport et comme dans l'activité humaine en général, on verra de jolies choses et de moins jolies. On le sait, il y aura des traîtrises et il y aura de beaux gestes. Souhaitons que les beaux gestes soient plus nombreux... Rappelez-vous juste ceci: C'EST UN JEU. Personne ne va en mourir, personne ne va mettre une balle dans la tête d'un joueur.
Jean Rémillard
producteur exécutif, Loft Story » --Message edité par Francine le 2006-02-09 15:29:09--
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La Presse
Forum, mardi 31 janvier 2006, p. A17
«Tous contre un!
Pour obtenir du succès, une téléréalité comme Loft Story fait appel à nos instincts enfouis de prédateurs
" Le plaisir de l'un c'est de voir l'autre se casser le cou " chantait Félix Leclerc. Voilà, en résumé, ce qui explique le succès de Loft Story, le téléspectateur étant invité à voir comment un des participants sera évincé du groupe. En prime, on offre même au téléspectateur la possibilité de participer lui aussi- via un vote par téléphone- à l'élimination du candidat. Car il s'agit moins ici de rescaper un des deux candidats que de désigner celui qui ne le sera pas et qui fera les frais de l'émission. L'enjeu étant avant tout de faire accepter au téléspectateur le principe du bouc émissaire, c'est-à-dire de celui qui doit payer pour les autres. Il faut justifier l'exclusion d'un des membres du groupe en analysant et en décortiquant ses défauts.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, dans les camps de concentration nazis, les officiers allemands s'amusaient à faire usage du même procédé: on enfermait un certain nombre de prisonniers à qui l'on promettait la vie sauve en autant que ceux-ci réussissaient à désigner pour le lendemain matin un otage qui paierait de sa vie pour sauver le groupe. On peut imaginer la torture mentale résultant d'un pareil exercice: toute anomalie par rapport au groupe devenait prétexte au choix de l'otage. Et ce processus se répétait de jour en jour jusqu'à ce que, finalement, il ne reste plus qu'un seul prisonnier qui, malgré tous ses efforts pour échapper à la mort en vendant un à un ses congénères, se voyait finalement lui aussi tuer froidement d'une balle dans la tête par l'officier allemand.
Évidemment, encore aujourd'hui, ce principe d'exclusion que l'on accepte pour sauver le groupe mène à justifier les pires aberrations, tel le racisme, le sexisme, le sectarisme religieux, social ou politique, de même que la pauvreté. Pour appartenir à notre monde et savoir en profiter, il faut accepter l'idée d'exclure froidement du paysage toute personne qui ne s'identifie pas aux valeurs véhiculées par notre système social. Une émission comme Loft Story participe de plain-pied à cette exigence de nos fausses sociétés libérales où, pour gagner et être les meilleurs, il faut à l'occasion activer nos instincts enfouis de prédateurs.
Orientation sexuelle différente
Notons toutefois, qu'afin de garder une image politically correct, on prend habituellement bien soin dans ce genre d'émission, d'éliminer à l'avance, lors de la présélection des candidats, toute personne d'orientation sexuelle différente. On sélectionne des jeunes gens qui sont hétérosexuels, neutres, apolitiques, mais également des jeunes qui ne réfléchissent pas trop, autrement dit des jeunes qui se présentent avec un intérieur plutôt vide donc, au-delà de tout soupçon partisan ou idéologique.
Ceux-ci travaillent souvent dans le monde du spectacle ou dans des domaines où l'image extérieure a une grande importance. Et bien qu'ils soient des adultes, ils tiennent des propos d'adolescents, la plupart du temps insignifiants et superficiels. À Loft story, tout se passe en vase clos: ni journaux, ni livres, rien qui soit de nature intellectuelle. Un peu de popote et beaucoup de conditionnement physique pour garder une belle apparence, c'est tout! Et, tout comme dans notre société de consommation, ces jeunes gens n'ont pas non plus à se préoccuper de leur bien-être (tout leur est fourni). Mais, comme nous tous, en contrepartie, ils doivent pour y accéder accepter la domination du groupe sur eux.
Ce faisant, un tel type d'émission vient justifier et renforcer un état de société troublant: de plus en plus, l'individu ne peut plus y exprimer ses vrais sentiments. Il doit les cacher pour ne pas déranger et ne pas nuire à la bonne marche d'un soi-disant progrès. Il faut savoir se faire si discret qu'il est même préférable de ne pas dire tout haut ce que l'on pense. L'authenticité n'a plus sa place nulle part. Il faut être sur ses gardes et se méfier constamment du regard d'autrui sur soi. Car dans notre monde, il s'agit moins d'être différent ou de faire cavalier seul que de suivre le troupeau et de s'y montrer solidaire, et cela, même si souvent les valeurs qu'il défend sont aberrantes et en contradiction avec soi-même.
Pierre Desjardins
L'auteur est professeur de philosophie. »
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Réponse du producteur de Loft Story :
La Presse
Forum, vendredi 3 février 2006, p. A14
La boîte aux lettres
Comparaison étonnante
« M. Pierre Desjardins,
J'ai été assez étonné par la comparaison que vous avez faite entre Loft Story et les camps de concentration nazis. Relaxez un peu, monsieur le philosophe! L'analogie entre des assassinats et un jeu où il y a des perdants et des gagnants de 100 000 $ est aussi irritante que superficielle. C'est du petit sensationnalisme détestable. La misère des prisonniers des camps nazis et la cruauté de leurs gardiens ne peuvent pas être comparées à un jeu. C'est même grossier de le faire. Vous ne pouvez pas critiquer la superficialité et en même temps donner des leçons de profondeur en utilisant des arguments semblables, dignes des journaux les plus jaunes. Comme dans le sport, et comme dans n'importe quel JEU d'ailleurs, il y aura des gagnants et des perdants à Loft Story. Comme dans le sport et comme dans l'activité humaine en général, on verra de jolies choses et de moins jolies. On le sait, il y aura des traîtrises et il y aura de beaux gestes. Souhaitons que les beaux gestes soient plus nombreux... Rappelez-vous juste ceci: C'EST UN JEU. Personne ne va en mourir, personne ne va mettre une balle dans la tête d'un joueur.
Jean Rémillard
producteur exécutif, Loft Story » --Message edité par Francine le 2006-02-09 15:29:09--