Le vain duel entre lucides et solidaires
Michel Venne
Édition du lundi 23 octobre 2006
L'opposition entre «lucides» et «solidaires» commence à tourner à vide, ne trouvez-vous pas? Ce duel est né de la publication, il y a un an, du manifeste Pour un Québec lucide et du Manifeste pour un Québec solidaire.
Le débat entre ces deux catégories est devenu vain, parce que la lucidité et la solidarité sont des attitudes, et non des idéologies, et que celles-ci ne sont pas contradictoires en soi. Cela explique d'ailleurs pourquoi les «lucides» se disent aussi solidaires que les «solidaires», lesquels se réclament de la lucidité autant que les autres.
C'est avec lucidité que Richard Desjardins a dénoncé, avec Robert Monderie, dans L'Erreur boréale, l'évolution suicidaire de l'industrie forestière au Québec.
C'est par solidarité avec les générations futures que le président du Mouvement Desjardins, Alban D'Amours, a recommandé, l'an dernier, une hausse des tarifs d'électricité afin de réduire la dette du Québec.
Ni l'un ni l'autre ne sont du groupe original de signataires de l'un ou l'autre des manifestes. Lequel, croyez-vous, auraient-ils choisi ? Cela n'a aucune importance.
Selon mon Petit Robert, lucide veut dire : clair, lumineux, qui perçoit, comprend, exprime les choses avec clarté et perspicacité. Lucide est synonyme de clairvoyant et le contraire d'aveugle, dément ou passionné.
Solidaire se dit de personnes qui se sentent liées par une responsabilité et des intérêts communs. C'est synonyme de se serrer les coudes. La solidarité est une forme de dépendance mutuelle.
On notera au passage que la solidarité n'est pas la compassion, terme employé par Lucien Bouchard, la semaine dernière. Compassion vient du latin compati, qui veut dire «souffrir». La compassion, c'est en quelque sorte, souffrir ensemble. C'est le sentiment qui porte à plaindre et partager les maux d'autrui, un apitoiement, une pitié. André Boisclair dirait sans doute que la compassion fait partie de notre «vieux fond judéo-chrétien».
Les vocables «lucide» et «solidaire» ne suffisent pas à décrire une façon particulière de voir le monde. Leur utilisation a relevé, depuis un an, de l'abus de langage.
***
Les instigateurs du Manifeste pour un Québec solidaire ont formé un parti politique. Cela ne rend pas l'usage du mot solidaire plus spécifique pour autant et d'aucuns peuvent à raison prétendre à une usurpation du concept de solidarité. Québec Solidaire est un parti socialiste, social-démocrate, libéral ou quoi ? Bref, quelle est son idéologie ? Veut-il rompre avec le capitalisme ou le civiliser ? Et comment ?
Les auteurs du manifeste Pour un Québec lucide ne sont pas plus clairs quant à l'idéologie qu'ils soutiennent. Conservatisme ou social-démocratie ? Pour en juger, il faudrait un programme complet qui aborde toutes les facettes de la gouverne. C'est seulement en la situant dans un ensemble de mesures fiscales et budgétaires que l'on peut juger de l'effet d'une hausse de tarifs ou une baisse de taxes.
Sans Lucien Bouchard, jamais ce texte n'aurait tant fait parler de lui. La même remarque vaut pour Françoise David. Il est le seul à pouvoir continuer à le défendre sans que personne ose lui reprocher de s'acharner, comme s'il s'agissait d'un combat personnel. Sauf Jacques Parizeau, bien sûr.
La semaine dernière, quand M. Bouchard a reproché aux Québécois de travailler trop peu, en comparaison des autres Nord-Américains, l'un des signataires de son manifeste, Pierre Fortin, a réagi avec prudence. M. Bouchard avait-il raison ? «Je ne sais pas», a répondu l'économiste, poliment, sans appuyer les affirmations de l'ancien chef du Parti québécois.
En fait, M. Fortin sait très bien que, dans les sociétés occidentales, les populations cherchent à se libérer du travail plutôt que de s'y ruiner la vie. Le jour même, d'ailleurs, Santé Canada dévoilait des chiffres alarmants sur le nombre de Canadiens souffrant de problèmes de dépression liés à leur emploi. Il sait aussi qu'on a plus de chances d'accroître la productivité de nos entreprises par l'investissement dans la machinerie et les nouvelles technologies, par l'éducation et la formation de la main-d'oeuvre, que par une augmentation du nombre d'heures travaillées par semaine.
***
Aucune des solutions prônées par le groupe n'a été reprise par un parti politique apte à prendre le pouvoir : le dégel des droits de scolarité est toujours écarté; Hydro-Québec ne demande qu'une faible augmentation de ses tarifs pour 2007; la question de la dette a été noyée dans le Fonds des générations; personne n'ose proposer un régime de revenu minimum garanti. Le reste à l'avenant.
Les Québécois se voient offrir quatre voies idéologiques dans l'univers partisan, de droite à gauche, entre l'Action démocratique, le Parti libéral, le Parti québécois et Québec Solidaire. C'est entre ces options que les électeurs choisiront.
M. Bouchard aura pu, dès lors, influencer leur choix. Ceux qui lui font confiance pourront donner leur appui à un parti dont le programme se rapproche le plus de ses propositions. Si tel était le cas, l'ADQ battrait des records. Mais l'influence de M. Bouchard ne tiendra-t-elle pas davantage aux sentiments contrastés qu'il suscite dans la population qu'aux idées qu'il avance ? Aussi, à défaut de prendre position lui-même clairement, son influence sera des plus diffuses.
Il y a des personnes lucides et solidaires dans tous les partis, qui donnent chacune leur définition à ces deux expressions. Deux mots qui peuvent devenir des paravents commodes à des idéologies qui refusent de s'afficher, et que nous devrions cesser, au nom de la clarté des débats publics, d'ériger en catégories politiques.
michel.venne@inm.qc.ca