Page 1 sur 1

Publié : sam. août 05, 2006 6:45 pm
par tuberale
Des vaches maigres pour les hommes à chevaux

Après dix ans de misère, le secteur privé tentera de donner un second souffle à l'industrie des courses

Fabien Deglise
Édition du samedi 5 et du dimanche 6 août 2006



L'aventure est presque terminée. Début septembre, le gouvernement du Québec va se retirer du monde des courses de chevaux en cédant officiellement la gestion des quatre hippodromes de la province -- Montréal, Québec, Trois-Rivière et Aylmer -- et des 19 Hippo Clubs, des salon de pari, au secteur privé. L'entrée en piste d'Attraction hippiques Québec (AHQ), propriété du sénateur libéral Paul Massicotte, vient écrire du même coup un nouveau chapitre dans ce champ du divertissement où, en 13 ans, près de 285 millions de dollars ont été injectés par les gouvernements péquistes et libéraux... pour des résultats pas toujours concluants.



Au fil d'arrivée, le bilan n'est guère reluisant, estiment les éleveurs, conducteurs, palefreniers ou entraîneurs. En une décennie, ils ont vu en effet leurs conditions de vie s'amenuiser en raison de la faiblesse des gains (17 millions de dollars en 2005) proposés par le monde des courses, dont la valeur totale ne permet même pas d'honorer la facture globale pour l'entretien de la colonie de chevaux de course que compte le Québec -- coût estimé entre 45 et 50 millions de dollars.

De l'autre côté de la barrière, au club house et dans les tribunes populaires, le constat n'est pas meilleur. «Il y a 20 ans, les courses pouvaient attirer près de 10 000 personnes», résume André Paiement, un amateur de course, «pour le spectacle, pas le jeu», précise-t-il, rencontré un vendredi soir de juillet à l'Hippodrome de Montréal, que tous appellent encore Blue Bonnet. «Aujourd'hui, regardez, c'est le désert. S'il y a 800 personnes, c'est beau [...] et leur moyenne d'âge est de 75 ans. Elles ont tellement mal aux jambes, qu'elles n'ont pas le temps de se lever pour aller parier entre deux courses», lance en rigolant le conducteur de chevaux Michel Lalonde.

Le commentaire à saveur gériatrique est un peu exagéré. Mais il n'empêche : au cours des dernières années, le montant des paris enregistrés au Québec par l'Agence canadienne du pari mutuel (ACPM) a chuté en effet de 17 millions, passant de 184 millions de dollars à 167 millions entre 2001 et 2005, et ce, dans la plus grande indifférence, le monde des courses ne déchaînant plus vraiment les passions des amateurs de jeux de hasard.



«Il faut se rendre à l'évidence, le monde des courses est en perte de vitesse», résume Denis L'Homme, auteur en 2002 d'un rapport commandé par Québec sur l'avenir des courses de chevaux -- aujourd'hui, cet ancien haut fonctionnaire est à la retraite. «Partout en Amérique du Nord, on constate une baisse de l'achalandage. Ce n'est pas propre au Québec. Les gens dans la trentaine ou dans la quarantaine ne s'intéressent pas à ce divertissement. Et je n'ai jamais compris pourquoi le gouvernement, jusqu'à maintenant, continuait de soutenir ce secteur ?»




Au terme d'une promenade dans l'Hippodrome de Montréal, une des trois journées (vendredi, samedi et dimanche) où des courses sont présentées, la question peut effectivement se poser. Dans ces installations, la poignée de parieurs venus chercher un peu d'espoir ou de divertissement sur le dos de canassons semblent en effet se perdre. Quant au spectacle des courses, présenté sur un écran géant, il n'arrive visiblement pas à mettre en liesse les grappes de spectateurs assis sur des tables à pique-nique en bois sur la terrasse bordant le fil d'arrivée.



Alors ? Si Québec a soutenu depuis si longtemps le monde des courses, «c'est pour sauver les 3000 emplois qui sont reliés à ce secteur», explique simplement Bernard Landry, ex-premier ministre du Québec, joint par téléphone fin juillet par Le Devoir. «L'argent que l'on a mis là-dedans, ç'a rapporté. Si nous avions fait une croix sur l'industrie des courses, c'est 3000 personnes qui se seraient retrouvées à l'aide sociale. Il y a un coût pour ça.»

Entre 1995 et 2003, l'aide gouvernementale a donc représenté en moyenne une subvention indirecte annuelle de 7500 $ par emploi enregistré dans ce secteur, selon nos calculs. «Ce n'est pas une aide démesurée, contrairement à ce que les détracteurs du monde des courses laissent entendre, résume Alain Vallières, président de la Société des propriétaires et éleveurs de chevaux Standarbred du Québec (SPECSQ). Qui plus est, c'est l'activité économique dans les régions que l'on préserve avec cette stratégie, puisque c'est là que se trouvent les principaux emplois liés au monde des courses. Nous avons 200 milliards en immobilisation dans toutes les régions du Québec. Nous faisons vivre l'économie locale.»

La compétition hippique possède donc une dimension «de protection de la ruralité», juge aussi Bernard Landry, qui ne considère pas comme une «mauvaise chose» l'arrivée dans le portrait d'un promoteur privé alors que Québec se prépare à tirer sa révérence. «Je n'ai pas gardé les courses dans le secteur public pour des raisons idéologiques [à l'époque où il présidait aux destinées de la nation du Québec], dit-il. Si Attractions hippiques Québec fait des revenus raisonnables, sauve des emplois et en plus crée des activités de loisir à Montréal, c'est très bien.»

L'objectif est d'ailleurs dans la ligne de mire du sénateur Paul Massicotte, que Le Devoir a joint plus tôt cette semaine par téléphone. «Je me lance dans cette aventure pour que ça fonctionne, explique-t-il. Je suis confiant que je vais y arriver, mais je ne suis pas assez arrogant pour croire que ça va se passer sans problème.»

Au coeur de ses préoccupations : la crédibilité des courses de chevaux au Québec, qui a plutôt du plomb dans l'aile en raison d'histoires de dopage ou de courses arrangées qui ont entaché ce secteur ces dernières années. «Ç'a fait mal, estime André Drolet, président du circuit régional des courses du Québec. Mais c'est moins vrai que par le passé. Ces phénomènes sont vraiment minimes.»

N'empêche, M. Massicotte annonce un remède de cheval pour combattre ces «vieux préjugés». «Nous allons être inflexibles, lance l'homme d'affaires. Ça va être "tolérance zéro". Un département d'éthique va être mis en place, nous allons avoir de nouvelles écuries de rétention [pour mettre les chevaux sous bonne garde 24 heures avant la course, afin de lutter contre le dopage de dernière minute], toutes les mesures vont être prises pour faire disparaître ces questions de la scène.»

La démarche est plus que nécessaire selon lui pour attirer la nouvelle clientèle dont il a besoin afin de rentabiliser sa nouvelle entreprise. «Les soupçons sur l'intégrité des courses et sur la désuétude du produit sont les deux choses qui reviennent le plus dans nos "focus groups", dit-il. Et ça doit changer.»

La structure du spectacle risque aussi de prendre le même chemin, annonce le sénateur, connu dans le monde des affaires pour être à la tête de la Société d'investissements immobiliers Alexis-Nihon, un géant du centre commercial au Canada. «Ça fait 20 ans que rien n'a bougé dans le domaine de la compétition hippique. Il va falloir revoir le produit, mieux utiliser les nouvelles technologies, simplifier le système des paris, faire de l'animation pour que le commun des mortels passent une bonne soirée. En Ontario, les hippodromes ont relevé ce défi. Il va falloir s'inspirer de ce qui se fait là-bas pour relancer les courses.» Avec, au bout de la démarche, qui sait, des gains : en 2005, l'Ontarien a misé en moyenne 89 $ sur le dos d'un cheval. Au Québec, chaque habitant se contente de jouer 22 $, soit quatre fois moins.

Ce modèle ontarien repose en partie sur l'ajout au cours des dernières années d'appareils de loterie vidéo (ALV) que le gouvernement de cette province a concentrés dans les hippodromes. Un «cadeau» pour l'industrie des courses, qui peut ainsi profiter d'une partie des revenus de ces machines pour assurer son développement.

Avec dans son contrat la présence de 1900 de ces machines dans les hippodromes du Québec, le sénateur Massicotte va également être logé à la même enseigne. Il va mettre la main sur 22 % des revenus générés par ces ALV pour des recettes estimées à 35 millions par année. «C'est une manière honorable pour Québec de soutenir indirectement l'industrie sans être impliqué dedans, soutient Denis L'Homme. On peut voir ça comme un retrait progressif : les gouvernements n'aiment pas prendre la décision de frapper de plein fouet un groupe, aussi petit soit-il.»

N'empêche, une fois le transfert de propriété scellé, ce groupe, après avoir occupé l'esprit des politiciens pendant des années, ne devrait plus vraiment se retrouver au coeur des préoccupations du gouvernement Charest, qui en juin dernier annonçait ses couleurs. «Notre gouvernement entend se concentrer sur ses missions essentielles, et la gestion des courses de chevaux ne figure pas dans cette liste», expliquait alors le ministre des Finances, Michel Audet, pour justifier la privatisation.