Publié : dim. mai 21, 2006 4:21 am
Le choc des cultures
Peut-on se dire Occidental et fier de l'être?
Antoine Robitaille
Édition du samedi 20 et du dimanche 21 mai 2006
Devant les revendications multiculturalistes qui se multiplient et la haine de l'Occident exprimée par les Ahmadinejad et Ben Laden, retrouver un certain sens de la «fierté occidentale» pourrait-il être de mise? La question, en soi polémique, se pose, selon plusieurs.
Pour certains, se dire occidental, c’est participer d’une civilisation qui, il n’y a pas si longtemps, se prenait encore pour la civilisation, qui a colonisé des peuples, organisé des traites d’esclaves, etc., et qui, aujourd’hui, non seulement prospérerait grâce à un commerce absolument non équitable mais, au surplus, dont le mode de vie préparerait l’apocalypse environnemental.
«L'identité occidentale ? Ce n'est pas sans péril que l'on aborde la question aujourd'hui», nous écrit un universitaire québécois dans un courriel pour justifier sa décision de refuser d'accorder une entrevue sur le sujet.
D'abord, poursuit-il dans le courriel, ce mot «occidental» semble désormais trop lourd à porter. À une époque où les identités nationales paraissent en déclin, celles de «civilisation» ont l'air tout simplement exorbitantes. Mais surtout, se dire Occidental, reconnaître une sorte de fierté à appartenir à cet ensemble, équivaut pratiquement, pour plusieurs, à «s'avouer criminels». C'est participer d'une civilisation qui, il n'y a pas si longtemps, se prenait encore pour la civilisation, qui a colonisé des peuples, organisé des traites d'esclaves, etc., et qui, aujourd'hui, non seulement prospérerait grâce à un commerce absolument non équitable mais, au surplus, dont le mode de vie préparerait l'apocalypse environnemental. L'universitaire, qui refuse même qu'on le nomme, ajoute que ceux qui se permettent encore de vanter l'Occident de nos jours sont souvent «des infréquentables».
Joint à Paris, l'écrivain français Pascal Bruckner rappelle que, dans l'Hexagone des années 1960, le mot «Occident» fut le titre d'une publication d'extrême droite. «À une certaine période, le mot avait une connotation fasciste», explique-t-il.
S'il rejette cet «Occident», l'auteur du célèbre essai Le Sanglot de l'homme blanc s'est toujours montré très critique envers l'autre extrême, c'est-à-dire l'antioccidentalisme, cette «haine de soi» si présente dans le discours tiers-mondiste, par exemple. En 1983, il publiait Le sanglot... , dans lequel il dénonçait justement la «culpabilisation incessante de l'Occident», «accusé de tous les maux de la terre». Ça se voulait une «critique constructive du tiers-mondisme», rappelle-t-il. Et Bruckner est justement à préparer un autre essai, qui sortira cet automne (chez Grasset), sur le même sujet, où il réactualise «en les déplaçant un peu» ses thèses, à la lumière de l'époque actuelle de l'après-11 septembre et de l'après-invasion de l'Irak.
À ses yeux, il est parfaitement possible de manifester une fierté occidentale «sans rougir, aujourd'hui». Dans le tiers-mondisme de jadis comme dans l'altermondialisation contemporaine, «on perçoit toujours l'Occident comme étant la civilisation qui asservit, qui a colonisé nombre de peuples, qui a organisé l'esclavage». À en écouter certains, l'Occident en général et les États-Unis en particulier seraient même responsables, par exemple, des 200 000 morts imputées au terrorisme islamiste en Algérie, puisque ce même terrorisme a été fomenté par les Américains dans leur lutte contre l'URSS dans la guerre froide.
Mais, insiste-t-il, dans ces analyses convenues, on oublie bien aisément «l'autre part» de l'Occident, celle qui «a produit le mouvement anticolonialiste et les mouvements d'abolition». D'ailleurs, il y a ici exclusivité : ces mouvements en faveur de l'abolition, aux États-Unis et en Europe, ne sont le fait que de l'Occident, souligne-t-il. On «impute l'esclavage aux seuls Occidentaux et on oublie complètement qu'il y a eu au moins deux autres traites tout aussi violentes et beaucoup plus longues», dans les mondes arabe et africain. «Or je ne connais aucun régime oriental ou arabe qui, pour l'instant, a demandé pardon pour la traite des Noirs, qui a longtemps sévi. En Afrique, il n'y a que le président du Bénin, Kérékou, qui a demandé pardon en l'an 2000 pour la traite.»
Bruckner, aujourd'hui comme hier, insiste : «L'Occident est la seule civilisation qui fasse son autocritique, qui ait un rapport critique avec sa propre histoire.» En découle une autre particularité occidentale : il a produit des anthropologues.
Or, «qu'est-ce que l'anthropologie ? C'est une certaine manière de s'éloigner de soi-même et de s'approcher de l'Autre. Il y a dans l'anthropologie cette fascination pour les autres et cette sorte de dédoublement de l'identité». C'est d'ailleurs dans les rangs des anthropologues, qui ont pris une distance par rapport à leur civilisation, qu'on trouve souvent les critiques de l'Occident les plus virulentes, les plus radicales. Le paradoxe, en somme, est que «la critique de soi est consubstantielle à notre relation avec nous-mêmes». Mais celle-ci peut devenir aisément «haine de soi», avertit Bruckner.
Multiculturalisme
Pour certains, le multiculturalisme est un exemple probant de cette ouverture à l'Autre proprement occidentale -- dixit Bruckner -- qui peut, au-delà d'un certain degré, se muer en haine de soi. Pour le père de la thèse du Choc des civilisations (Odile Jacob, 1997), Samuel Huntington, par exemple, les choses sont claires : «Le multiculturalisme menace de l'intérieur les États-Unis et l'Occident», écrivait-il dans son célèbre ouvrage. Pour Huntington, les multiculturalistes ont «dénoncé l'assimilation des États-Unis à la civilisation occidentale». Ils estiment qu'on devrait se débarrasser du «parti pris systématique pour la culture européenne et ses dérivés dans l'éducation», ce que déplore Huntington puisque, selon lui, l'Europe est la source des notions occidentales de «liberté individuelle, de démocratie politique, d'autorité de la loi, de droits de l'homme et de la liberté culturelle».
Rejeter le multiculturalisme, insistait-iil, c'est défendre l'Occident, défendre ces notions chez soi : «Les multiculturalistes américains rejettent [...] l'héritage culturel de leur pays. Ils [...] souhaitent créer un pays aux civilisations multiples, [qui n'appartient] à aucune civilisation [...] L'histoire nous apprend qu'aucun État ainsi constitué n'a jamais perduré en tant que société cohérente.»
Ces phrases ont suscité un déluge de critiques, on s'en doute. Même l'ancien élève de Huntington, le philosophe Francis Fukuyama, écrivait très récemment dans la préface de la dernière édition de son essai La Fin de l'histoire et le dernier homme, qu'il divergeait d'opinion avec son maître de Harvard sur ce point, entre autres. Il est inévitable, écrit Fukuyama, que dans les sociétés modernes les individus s'organisent en groupes culturels, et l'État ne peut refuser de reconnaître ce fait et de l'accommoder. «Cela peut prendre des versions relativement douces, comme dans le cas des Canadiens français, qui contraignent les élèves au Québec à étudier en français», écrit-il (en assimilant le Québec à un groupe ethnique... mais c'est un autre débat). Les problèmes se posent lorsque des islamistes demandent, par exemple, à ce que la charia prime sur la loi commune. Dans ces cas, le multiculturalisme entre en conflit avec les valeurs de base de l'Occident, l'égalité, entre autres choses.
Au Canada
Sociologue et ancien ministre péquiste, Joseph Facal souligne que le Canada donne «à plein dans une version particulièrement radicale de multiculturalisme». Actuellement, la question de la gestion des valeurs propres à l'Occident se joue selon lui dans ces cas où les religions réclament une place dans la vie publique : kirpan, lieux de prière, piscine réservée aux jeunes musulmanes, etc. Il note que le multiculturalisme procède d'une idée très importante en Occident, le relativisme. Se sortir de notre société et la comparer comme le font les anthropologues, «très bien». Mais à partir du «moment où l'on n'ose plus affirmer un certain nombre de principes fondamentaux, à ce moment-là, tout devient relatif. Toutes les opinions se valent. Et là, évidemment, on n'a plus de points de repère». Reste les chartes des droits comme seul lien social. «Ce qui est très bien, mais je ne crois pas que des concepts exclusivement juridiques soient assez forts pour cimenter une société», note-t-il.
À l'étranger
Et les «valeurs occidentales» à l'étranger ? Farouche promoteur des idées occidentales «à la maison», afin de rejeter le multiculturalisme, Samuel Huntington surprend par sa position sur le plan international.
«L'universalisme menace l'Occident et le monde», écrivait-il dans son essai. Selon lui, l'Occident ferait mieux d'abandonner l'idée que ses idées et valeurs sont universelles. Aussi, il devrait s'abstenir «d'intervenir dans des conflits survenant dans des civilisations autres que la [sienne]». Surtout en ces temps où la modernisation technologique (par exemple le nucléaire) ne va plus de pair avec l'occidentalisation. (Voyons l'Iran.)
Est-ce à dire qu'Amnistie internationale devrait fermer ses bureaux à l'étranger ? Chose certaine, les Occidentaux, à travers leurs gouvernements du moins, devraient, au risque de provoquer un «choc des civilisations», se refuser à promouvoir les principes proprement occidentaux. Ainsi, à suivre Huntington, les États occidentaux devraient s'abstenir de se plaindre officiellement du projet (aux accents hitlériens) de faire porter un signe distinctif à tous les non-musulmans, projet mis en avant par le régime du président iranien Ahmadinejad.
Ce que Huntington appelle «le déclin de l'Occident, c'est cette propension à l'universalisme, à se mêler de ce qui ne le regarde pas», déplore Pascal Bruckner, avant de lancer : «Évidemment, moi, je dirais le contraire : il y a déclin à partir du moment où nous n'avons plus le courage d'affirmer nos valeurs haut et fort et que nous nous cantonnons à notre pré carré.» Ce qui n'est pas étonnant venant d'un auteur qui a appuyé l'invasion américaine en Irak en 2003 (pour des raisons s'apparentant à celles d'un Michael Ignatieff, candidat à la direction du Parti libéral fédéral).
Mais est-ce que la «fierté occidentale» doit nécessairement conduire à un appui à l'invasion américaine en Irak ? Ou encore en Afghanistan ? Pas nécessairement. Francis Fukuyama, qui croit -- contrairement à Huntington -- que les valeurs occidentales peuvent être universalisées, n'appuie pas pour autant l'action américaine au Proche-Orient.
Par ailleurs, l'Occident est profondément divisé, souligne Pascal Bruckner, qui déplore que, depuis la fin de la guerre froide et la disparition de la menace communiste, «l'Europe croit qu'elle n'a plus d'ennemi déclaré : elle se laisse aller à son tropisme d'assouplissement, d'auto-introspection maladive. Qui est vraiment la pathologie du vieux monde». En somme, il n'y a pas de quoi être fier !
http://www.ledevoir.com/2006/05/20/109724.html
Peut-on se dire Occidental et fier de l'être?
Antoine Robitaille
Édition du samedi 20 et du dimanche 21 mai 2006
Devant les revendications multiculturalistes qui se multiplient et la haine de l'Occident exprimée par les Ahmadinejad et Ben Laden, retrouver un certain sens de la «fierté occidentale» pourrait-il être de mise? La question, en soi polémique, se pose, selon plusieurs.
Pour certains, se dire occidental, c’est participer d’une civilisation qui, il n’y a pas si longtemps, se prenait encore pour la civilisation, qui a colonisé des peuples, organisé des traites d’esclaves, etc., et qui, aujourd’hui, non seulement prospérerait grâce à un commerce absolument non équitable mais, au surplus, dont le mode de vie préparerait l’apocalypse environnemental.
«L'identité occidentale ? Ce n'est pas sans péril que l'on aborde la question aujourd'hui», nous écrit un universitaire québécois dans un courriel pour justifier sa décision de refuser d'accorder une entrevue sur le sujet.
D'abord, poursuit-il dans le courriel, ce mot «occidental» semble désormais trop lourd à porter. À une époque où les identités nationales paraissent en déclin, celles de «civilisation» ont l'air tout simplement exorbitantes. Mais surtout, se dire Occidental, reconnaître une sorte de fierté à appartenir à cet ensemble, équivaut pratiquement, pour plusieurs, à «s'avouer criminels». C'est participer d'une civilisation qui, il n'y a pas si longtemps, se prenait encore pour la civilisation, qui a colonisé des peuples, organisé des traites d'esclaves, etc., et qui, aujourd'hui, non seulement prospérerait grâce à un commerce absolument non équitable mais, au surplus, dont le mode de vie préparerait l'apocalypse environnemental. L'universitaire, qui refuse même qu'on le nomme, ajoute que ceux qui se permettent encore de vanter l'Occident de nos jours sont souvent «des infréquentables».
Joint à Paris, l'écrivain français Pascal Bruckner rappelle que, dans l'Hexagone des années 1960, le mot «Occident» fut le titre d'une publication d'extrême droite. «À une certaine période, le mot avait une connotation fasciste», explique-t-il.
S'il rejette cet «Occident», l'auteur du célèbre essai Le Sanglot de l'homme blanc s'est toujours montré très critique envers l'autre extrême, c'est-à-dire l'antioccidentalisme, cette «haine de soi» si présente dans le discours tiers-mondiste, par exemple. En 1983, il publiait Le sanglot... , dans lequel il dénonçait justement la «culpabilisation incessante de l'Occident», «accusé de tous les maux de la terre». Ça se voulait une «critique constructive du tiers-mondisme», rappelle-t-il. Et Bruckner est justement à préparer un autre essai, qui sortira cet automne (chez Grasset), sur le même sujet, où il réactualise «en les déplaçant un peu» ses thèses, à la lumière de l'époque actuelle de l'après-11 septembre et de l'après-invasion de l'Irak.
À ses yeux, il est parfaitement possible de manifester une fierté occidentale «sans rougir, aujourd'hui». Dans le tiers-mondisme de jadis comme dans l'altermondialisation contemporaine, «on perçoit toujours l'Occident comme étant la civilisation qui asservit, qui a colonisé nombre de peuples, qui a organisé l'esclavage». À en écouter certains, l'Occident en général et les États-Unis en particulier seraient même responsables, par exemple, des 200 000 morts imputées au terrorisme islamiste en Algérie, puisque ce même terrorisme a été fomenté par les Américains dans leur lutte contre l'URSS dans la guerre froide.
Mais, insiste-t-il, dans ces analyses convenues, on oublie bien aisément «l'autre part» de l'Occident, celle qui «a produit le mouvement anticolonialiste et les mouvements d'abolition». D'ailleurs, il y a ici exclusivité : ces mouvements en faveur de l'abolition, aux États-Unis et en Europe, ne sont le fait que de l'Occident, souligne-t-il. On «impute l'esclavage aux seuls Occidentaux et on oublie complètement qu'il y a eu au moins deux autres traites tout aussi violentes et beaucoup plus longues», dans les mondes arabe et africain. «Or je ne connais aucun régime oriental ou arabe qui, pour l'instant, a demandé pardon pour la traite des Noirs, qui a longtemps sévi. En Afrique, il n'y a que le président du Bénin, Kérékou, qui a demandé pardon en l'an 2000 pour la traite.»
Bruckner, aujourd'hui comme hier, insiste : «L'Occident est la seule civilisation qui fasse son autocritique, qui ait un rapport critique avec sa propre histoire.» En découle une autre particularité occidentale : il a produit des anthropologues.
Or, «qu'est-ce que l'anthropologie ? C'est une certaine manière de s'éloigner de soi-même et de s'approcher de l'Autre. Il y a dans l'anthropologie cette fascination pour les autres et cette sorte de dédoublement de l'identité». C'est d'ailleurs dans les rangs des anthropologues, qui ont pris une distance par rapport à leur civilisation, qu'on trouve souvent les critiques de l'Occident les plus virulentes, les plus radicales. Le paradoxe, en somme, est que «la critique de soi est consubstantielle à notre relation avec nous-mêmes». Mais celle-ci peut devenir aisément «haine de soi», avertit Bruckner.
Multiculturalisme
Pour certains, le multiculturalisme est un exemple probant de cette ouverture à l'Autre proprement occidentale -- dixit Bruckner -- qui peut, au-delà d'un certain degré, se muer en haine de soi. Pour le père de la thèse du Choc des civilisations (Odile Jacob, 1997), Samuel Huntington, par exemple, les choses sont claires : «Le multiculturalisme menace de l'intérieur les États-Unis et l'Occident», écrivait-il dans son célèbre ouvrage. Pour Huntington, les multiculturalistes ont «dénoncé l'assimilation des États-Unis à la civilisation occidentale». Ils estiment qu'on devrait se débarrasser du «parti pris systématique pour la culture européenne et ses dérivés dans l'éducation», ce que déplore Huntington puisque, selon lui, l'Europe est la source des notions occidentales de «liberté individuelle, de démocratie politique, d'autorité de la loi, de droits de l'homme et de la liberté culturelle».
Rejeter le multiculturalisme, insistait-iil, c'est défendre l'Occident, défendre ces notions chez soi : «Les multiculturalistes américains rejettent [...] l'héritage culturel de leur pays. Ils [...] souhaitent créer un pays aux civilisations multiples, [qui n'appartient] à aucune civilisation [...] L'histoire nous apprend qu'aucun État ainsi constitué n'a jamais perduré en tant que société cohérente.»
Ces phrases ont suscité un déluge de critiques, on s'en doute. Même l'ancien élève de Huntington, le philosophe Francis Fukuyama, écrivait très récemment dans la préface de la dernière édition de son essai La Fin de l'histoire et le dernier homme, qu'il divergeait d'opinion avec son maître de Harvard sur ce point, entre autres. Il est inévitable, écrit Fukuyama, que dans les sociétés modernes les individus s'organisent en groupes culturels, et l'État ne peut refuser de reconnaître ce fait et de l'accommoder. «Cela peut prendre des versions relativement douces, comme dans le cas des Canadiens français, qui contraignent les élèves au Québec à étudier en français», écrit-il (en assimilant le Québec à un groupe ethnique... mais c'est un autre débat). Les problèmes se posent lorsque des islamistes demandent, par exemple, à ce que la charia prime sur la loi commune. Dans ces cas, le multiculturalisme entre en conflit avec les valeurs de base de l'Occident, l'égalité, entre autres choses.
Au Canada
Sociologue et ancien ministre péquiste, Joseph Facal souligne que le Canada donne «à plein dans une version particulièrement radicale de multiculturalisme». Actuellement, la question de la gestion des valeurs propres à l'Occident se joue selon lui dans ces cas où les religions réclament une place dans la vie publique : kirpan, lieux de prière, piscine réservée aux jeunes musulmanes, etc. Il note que le multiculturalisme procède d'une idée très importante en Occident, le relativisme. Se sortir de notre société et la comparer comme le font les anthropologues, «très bien». Mais à partir du «moment où l'on n'ose plus affirmer un certain nombre de principes fondamentaux, à ce moment-là, tout devient relatif. Toutes les opinions se valent. Et là, évidemment, on n'a plus de points de repère». Reste les chartes des droits comme seul lien social. «Ce qui est très bien, mais je ne crois pas que des concepts exclusivement juridiques soient assez forts pour cimenter une société», note-t-il.
À l'étranger
Et les «valeurs occidentales» à l'étranger ? Farouche promoteur des idées occidentales «à la maison», afin de rejeter le multiculturalisme, Samuel Huntington surprend par sa position sur le plan international.
«L'universalisme menace l'Occident et le monde», écrivait-il dans son essai. Selon lui, l'Occident ferait mieux d'abandonner l'idée que ses idées et valeurs sont universelles. Aussi, il devrait s'abstenir «d'intervenir dans des conflits survenant dans des civilisations autres que la [sienne]». Surtout en ces temps où la modernisation technologique (par exemple le nucléaire) ne va plus de pair avec l'occidentalisation. (Voyons l'Iran.)
Est-ce à dire qu'Amnistie internationale devrait fermer ses bureaux à l'étranger ? Chose certaine, les Occidentaux, à travers leurs gouvernements du moins, devraient, au risque de provoquer un «choc des civilisations», se refuser à promouvoir les principes proprement occidentaux. Ainsi, à suivre Huntington, les États occidentaux devraient s'abstenir de se plaindre officiellement du projet (aux accents hitlériens) de faire porter un signe distinctif à tous les non-musulmans, projet mis en avant par le régime du président iranien Ahmadinejad.
Ce que Huntington appelle «le déclin de l'Occident, c'est cette propension à l'universalisme, à se mêler de ce qui ne le regarde pas», déplore Pascal Bruckner, avant de lancer : «Évidemment, moi, je dirais le contraire : il y a déclin à partir du moment où nous n'avons plus le courage d'affirmer nos valeurs haut et fort et que nous nous cantonnons à notre pré carré.» Ce qui n'est pas étonnant venant d'un auteur qui a appuyé l'invasion américaine en Irak en 2003 (pour des raisons s'apparentant à celles d'un Michael Ignatieff, candidat à la direction du Parti libéral fédéral).
Mais est-ce que la «fierté occidentale» doit nécessairement conduire à un appui à l'invasion américaine en Irak ? Ou encore en Afghanistan ? Pas nécessairement. Francis Fukuyama, qui croit -- contrairement à Huntington -- que les valeurs occidentales peuvent être universalisées, n'appuie pas pour autant l'action américaine au Proche-Orient.
Par ailleurs, l'Occident est profondément divisé, souligne Pascal Bruckner, qui déplore que, depuis la fin de la guerre froide et la disparition de la menace communiste, «l'Europe croit qu'elle n'a plus d'ennemi déclaré : elle se laisse aller à son tropisme d'assouplissement, d'auto-introspection maladive. Qui est vraiment la pathologie du vieux monde». En somme, il n'y a pas de quoi être fier !
http://www.ledevoir.com/2006/05/20/109724.html