Rapport Gomery: le PLC s'attend à être blâmé
Alec Castonguay
Édition du mardi 1er novembre 2005
Ottawa -- Le Parti libéral du Canada dirigé par Paul Martin a de fortes chances de payer dès aujourd'hui le prix de son laxisme et de ses pratiques électorales illégales liées au scandale des commandites puisque le PLC a reçu un avis de blâme du juge Gomery, a appris Le Devoir de sources sûres. C'est donc dire que cette réprimande à l'endroit de la formation politique au pouvoir pourrait être la partie la plus explosive du rapport dévoilé ce matin à Ottawa.
Le premier ministre Paul Martin a catégoriquement refusé de satisfaire à la demande de l’opposition qui a réclamé hier, aux Communes, des copies du rapport Gomery à la veille de son dévoilement, aujourd’hui. Le rapport devrait comporter un blâme à l’endroit du Parti libéral.
Au milieu du mois de mai dernier, alors que les audiences tiraient à leur fin à Montréal, la commission Gomery a fait parvenir un préavis de blâme à plusieurs acteurs du scandale des commandites. En vertu de l'article 13 de la Loi sur les enquêtes, le juge doit prévenir au préalable toutes les personnes ou organismes qui pourraient être incriminés dans le rapport pour qu'ils puissent préparer une défense et s'expliquer.
Un haut responsable du PLC a confirmé au Devoir que cet avis de blâme avait bel et bien été envoyé à la formation politique. «Oui, nous avons reçu un avis en vertu de l'article 13. Reste à voir ce que le juge mettra sur papier», a soutenu une source qui a requis l'anonymat. Le juge Gomery n'est toutefois pas tenu de suivre à la lettre les préavis qu'il a envoyés au début de l'été. En épluchant la volumineuse preuve déposée devant lui, John Gomery a pu changer son fusil d'épaule lors de la rédaction de son document final et décidé de ne pas pointer du doigt les personnes ou organismes qu'il voulait incriminer au départ.
Mais selon nos informations, peu importe l'ampleur de la faute imputée au PLC, la formation politique sera malgré tout directement interpellée par le juge, ce qui laisse croire qu'il n'a pas changé d'avis dans les derniers mois. Reste à voir ce matin avec quelle force le commissaire frappera le PLC.
Tout indique que le juge mettra au banc des accusés plusieurs acteurs clés du scandale qui ne sont plus dans le giron politique, que ce soit des anciens politiciens ou encore des hauts fonctionnaires.
Le juge John Gomery quittant hier soir le pavillon Bytown, à Ottawa, où les journalistes pourront prendre connaissance ce matin du rapport de l’enquête publique sur le scandale des commandites.chris wattie reuters Le juge John Gomery quittant hier soir le pavillon Bytown, à Ottawa, où les journalistes pourront prendre connaissance ce matin du rapport de l’enquête publique sur le scandale des commandites.
Agence Reuters
Par contre, le PLC est toujours au pouvoir et, s'il écope, les partis d'opposition ne se priveront pas pour mettre l'emphase sur les irrégularités et pratiques douteuses de la formation de Paul Martin. Cela en ferait une cible de choix et un des liens les plus solides entre le premier ministre et le scandale, puisque le rapport a peu de chances d'impliquer personnellement Paul Martin, si on se fie aux informations rendues publiques tout au long des audiences de la commission d'enquête sur le programme des commandites.
Dans le quartier général du Parti libéral du Canada, à Ottawa, on se prépare d'ailleurs activement à la journée d'aujourd'hui. Le PLC répondra au rapport peu après le premier ministre Martin, qui lui doit faire ses premiers commentaires à 13h, lors d'une conférence de presse. «On sait qu'on a des responsabilités à prendre et même si on ne sait pas ce que va dire le rapport, on se prépare à donner une réponse assez exhaustive demain [aujourd'hui]», a soutenu au Devoir le directeur général du parti, Steven MacKinnon.
Ce dernier s'attend à ce que les pratiques illégales de financement électoral en 1997 et 2000 soit au coeur des «zones de responsabilités» que le parti assume. «On s'attend à ça, absolument», a-t-il dit.
C'est que le juge Gomery a l'embarras du choix dans le cas du PLC, puisque les exemples de financement d'une caisse occulte destinée à payer illégalement des travailleurs d'élections, souvent en argent comptant, sont nombreuses. John Gomery devait par contre décider si les sommes provenaient bel et bien d'un système de ristournes effectué à même l'argent des contribuables provenant des commandites.
Directeur du PLC section Québec entre 1996 et 1998, Michel Béliveau a affirmé devant la commission qu'il avait reçu près de 300 000 $ comptant de la part de Jacques Corriveau. Cet argent, jamais déclaré, a servi à arroser les comtés détenus par le Bloc québécois. Une information corroborée par l'organisateur libéral Marc-Yvan Côté, qui a lui-même redistribué 120 000 $ de cette enveloppe dans l'est du Québec.
Un autre ancien directeur du PLC-Q, Benoît Corbeil, a confirmé sous serment les irrégularités et les tours de passe-passe du parti. Souvent, l'ami personnel de Jean Chrétien, Jacques Corriveau, était au coeur du système. Ce dernier a touché sept millions de dollars provenant des commandites pour très peu de travail effectué. Daniel Dezainde, directeur du PLC-Q entre 2001 et 2003, a affirmé que Jacques Corriveau lui a confessé qu'il avait mis en place un «système de ristournes» permettant au parti de toucher une partie de la manne des commandites pour financer «la cause», soit les activités du PLC au Québec.
Daniel Dezainde a aussi affirmé qu'il n'avait «aucun contrôle» sur le financement du parti, puisqu'un «réseau parallèle» avait été mis en place sous la supervision de Joe Morselli et d'Alfonso Gagliano, alors lieutenant au Québec du premier ministre Chrétien. Le 11 mai dernier, M. Dezainde affirmait au commissaire : «Je me suis retrouvé dans une situation où il y avait des zones très, très grises, des zones sombres». Ce sont ces zones douteuses au sein du PLC que John Gomery pourrait entre autres pointer du doigt dans son rapport aujourd'hui.
Le PLC, et par ricochet le gouvernement, pourrait donc payer un prix fort sur le plan de la réputation si l'avis de blâme du juge s'avère impitoyable. Mais les libéraux pourraient aussi devoir payer un prix financier élevé puisque le juge pourrait déterminer l'ampleur des sommes illégales ou douteuses perçues par le parti dans le cadre de ce scandale. Le PLC a promis de remettre tout l'argent «souillé», selon l'expression du ministre Jean Lapierre. Une fiducie de 750 000 $ a d'ailleurs été mise en place. L'opposition calcule toutefois que la réalité s'approche davantage de deux ou trois millions de dollars, ce qui pourrait grever une partie des finances du PLC, déjà passablement mal en point sur ce plan. Les faits seront connus aujourd'hui.
Une longue journée
Le premier ministre Martin ouvrait les portes du 24 Sussex aux enfants qui passaient l'Halloween hier soir, vers 18h, soit au même moment où le rapport Gomery lui était remis. Il devait espérer, en lisant les premières pages du volumineux document, ne pas y trouver autant d'horreur que sur son perron, où les monstres et sorcières commençaient à défiler.
La soirée d'hier était destinée à préparer la réplique au rapport qui sera servie en début d'après-midi aujourd'hui aux Canadiens. À 13h, le premier ministre tiendra une conférence de presse en compagnie de ses ministres Jean Lapierre et Scott Brison, qui auront, tout comme leur chef, parcouru le rapport la veille dès 18h.
Avec plusieurs personnes en possession du fameux document, les risques de fuites médiatiques augmentent, ce qui a mis la colline parlementaire sur les dents hier en fin de journée. Normalement, les journalistes ont accès au rapport dès 6h ce matin, grâce à un huis clos de quatre heures sous haute sécurité.
À 10h, le premier rapport Gomery sera déposé à la Chambre des communes. Il sera simultanément disponible sur le site Internet officiel de la commission Gomery (
www.gomery.ca). Par contre, les Canadiens intéressés à lire la version papier de plusieurs centaines de pages devront sortir de leurs poches 49,95 $, ou encore 14,95 $ pour le résumé exécutif. Il faudra alors appeler au ministère des Travaux publics (1 800 635-7943).
À 10h20, le juge Gomery s'adressera aux médias, sans toutefois répondre aux questions. Puis, les réactions des partis d'opposition s'enchaîneront, en commençant par le Bloc québécois dès 10h45. Pendant ce temps, le conseil des ministres sera en réunion spéciale depuis 8h. Le but étant de parler du rapport aux ministres et d'assurer la cohérence du message à livrer aux Canadiens.