Publié : mer. oct. 05, 2005 1:40 am
Dur, dur, l'enseignement?
Guylaine Boucher
Édition du mercredi 5 octobre 2005
Décrochage scolaire en hausse, difficultés d'apprentissage et échecs répétés chez les garçons, le bilan négatif du réseau de l'éducation fait régulièrement les manchettes. Selon certaines études, même les jeunes enseignants seraient plus nombreux à déserter la profession depuis quelques années. Pédagogie déficiente, formation manquante ou structure inadéquate? La question est vaste, la réponse empreinte de nuances. Bienvenue de l'autre côté du miroir.
De 1966 -- année du dépôt du rapport Parent -- à aujourd'hui, bien de l'eau a coulé sous les ponts dans le milieu de l'éducation. Moins nombreux et issus, la plupart du temps, de familles éclatées, les élèves des années 2000 n'ont rien à voir avec ceux de l'ère post-Révolution tranquille. Bombardés d'informations télévisuelles et électroniques depuis leur plus tendre enfance, ils ont une capacité de communication et une attitude à l'égard des nouveaux savoirs qui diffèrent largement de celles de leurs prédécesseurs. S'ils doivent encore apprendre à lire, écrire et compter, ils répondent différemment aux mécanismes d'apprentissage traditionnels. Et que dire de leur relation à l'autorité, elle aussi transformée par leur expérience d'enfant unique ou issu de famille réduite ?
Autant de transformations commandent des ajustements dans les façons de gérer les classes et de transmettre les savoirs. En 1992, le ministère de l'Éducation du Québec, de concert avec les établissements d'enseignement universitaire, revoyait de fond en comble le programme de formation des futurs enseignants. Échelonné sur quatre ans plutôt que trois, le nouveau programme a principalement permis d'ajouter des heures de stage, explique Clermont Gauthier, professeur à l'université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en formation à l'enseignement. «Le nouveau programme repose sur l'idée de lier davantage la formation au milieu. Il vise un rapprochement majeur entre les universités et le milieu d'enseignement. Il a donc renforcé beaucoup l'apprentissage pratique du travail.» Au total, sur quatre ans de formation, des périodes de stage ont été ajoutées, portant leur compte total à 700 heures. La modernisation du programme a aussi permis, selon Clermont Gauthier, de déborder du simple cadre de la formation disciplinaire pour traiter aussi de l'aspect de la communication et de la gestion de la classe. Une bonne chose puisque, insiste-t-il, «si la formation disciplinaire est "un incontournable" et que les futurs enseignants doivent bien posséder les matières qu'ils vont enseigner, ce n'est pas non plus une garantie qu'ils seront capables d'entrer en contact avec un groupe de jeunes, de savoir les instruire et les éduquer».
Un professeur idéal ?
Professeur à la faculté des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Montréal, Gilles Thibert partage cette vision des choses. De son point de vue, quand vient le temps de préparer les futurs enseignants, on oublie trop souvent la complexité de la tâche qui les attend. «Dès le début de leur formation, je présente toujours à mes étudiants une petite définition de ce qu'est un enseignant. Chaque fois je leur dis qu'il ne faut pas oublier qu'un enseignant est une personne adulte censée savoir, qui entretient des contacts réguliers avec un groupe de personnes censées apprendre et dont la présence est obligatoire. Ça donne un bon aperçu de l'environnement complexe de la classe et du fait qu'il faut, par-delà la formation, certaines aptitudes de base pour être un bon professeur.»
La capacité de s'adapter rapidement à toutes sortes de situations, à relativiser les choses et à maintenir une estime de soi plutôt positive sont, par exemple, des éléments essentiels à tout bon enseignant, selon Roch Chouinard, professeur agrégé au département des sciences de l'éducation de l'Université de Montréal. «Passer 35 ans à enseigner à des enfants en crise d'adolescence, ça use. Il faut être "fait fort" et avoir beaucoup d'énergie. Quelqu'un qui doute facilement et qui se laisse démolir par une remarque ou un commentaire déplacé ne pourra pas faire carrière longtemps dans l'enseignement. Il faut aussi être capable de prendre du recul rapidement et d'évaluer objectivement une situation. C'est fondamental parce que, dans une classe, beaucoup de choses se passent en même temps. C'est le règne de la multiplicité et de l'imprévisibilité.»
Des habiletés de planification, d'organisation et d'animation sont aussi requises, de l'avis de Clermont Gauthier. En plus, bien entendu d'une excellente connaissance des matières de base, des disciplines enseignées et d'une mise à jour des connaissances. «Avant, le maître parlait et pensait que ce qu'il disait allait être compris et retenu comme tel. C'est l'enseignement selon l'approche traditionnelle. Aujourd'hui, les choses sont différentes.» À son avis, l'enseignement structuré, c'est-à-dire un enseignement intégrant des périodes d'explication, de travaux pratiques et de questionnement, sorte d'amalgame entre le savoir et la communication, est beaucoup mieux adapté.
Encore faut-il pouvoir mettre le tout en application. C'est que, du point de vue de Gilles Thibert, les jeunes enseignants doivent aussi faire face à d'importantes difficultés d'insertion dans la profession. «Contrairement à la plupart des professions, le domaine de l'enseignement ne prévoit pas de tâches allégées pour les nouveaux. En médecine ou en droit, par exemple, les cas ou les causes les plus difficiles sont réservées aux plus expérimentés; en enseignement, c'est l'inverse. Ce sont les jeunes professeurs qui se retrouvent avec les classes les plus difficiles, dans les milieux les plus difficiles, en suppléance ou encore sur la base de tâches fractionnées. Rien de cela n'aide à gagner de la confiance en soi et à développer de bons réflexes.»
En total accord avec cette vision des choses, Roch Chouinard considère ce travers du système comme un obstacle majeur au développement professionnel des nouveaux enseignants. «Un enseignant qui débute est très centré sur lui-même, sur l'information qu'il doit transmettre, les choses qu'il doit dire. C'est normal. Il lui faut un certain temps pour développer des automatismes de conduite qui vont faire en sorte qu'il puisse à la fois transmettre la matière et être totalement conscient de ce qui se passe dans le groupe. C'est le temps et l'expérience qui permettent de développer les bons réflexes. Quand il doit évoluer dans un environnement difficile ou qu'il change de classe toutes les deux semaines, il n'a pas le temps de s'acclimater. Il est constamment en déséquilibre. Dans un tel contexte, il est difficile de prendre confiance et de devenir un bon enseignant.»
Un large éventail d'idées préconçues vient aussi nuire au développement de bons enseignants, selon le spécialiste de l'Université de Montréal. «Beaucoup de gens croient des choses comme "un bon enseignant est capable d'aller chercher tous les élèves" ou "les adolescents sont tous comme j'étais à 15 ans". C'est évidemment faux et lorsqu'ils sont devant une classe, ça amène les jeunes enseignants à prendre des décisions parfois erronées et à vivre des échecs. Enseigner, c'est savoir jongler avec les différences et évaluer tout en ne décourageant pas les élèves. C'est passionnant, mais aussi extrêmement complexe.»
Collaboratrice du Devoir
Guylaine Boucher
Édition du mercredi 5 octobre 2005
Décrochage scolaire en hausse, difficultés d'apprentissage et échecs répétés chez les garçons, le bilan négatif du réseau de l'éducation fait régulièrement les manchettes. Selon certaines études, même les jeunes enseignants seraient plus nombreux à déserter la profession depuis quelques années. Pédagogie déficiente, formation manquante ou structure inadéquate? La question est vaste, la réponse empreinte de nuances. Bienvenue de l'autre côté du miroir.
De 1966 -- année du dépôt du rapport Parent -- à aujourd'hui, bien de l'eau a coulé sous les ponts dans le milieu de l'éducation. Moins nombreux et issus, la plupart du temps, de familles éclatées, les élèves des années 2000 n'ont rien à voir avec ceux de l'ère post-Révolution tranquille. Bombardés d'informations télévisuelles et électroniques depuis leur plus tendre enfance, ils ont une capacité de communication et une attitude à l'égard des nouveaux savoirs qui diffèrent largement de celles de leurs prédécesseurs. S'ils doivent encore apprendre à lire, écrire et compter, ils répondent différemment aux mécanismes d'apprentissage traditionnels. Et que dire de leur relation à l'autorité, elle aussi transformée par leur expérience d'enfant unique ou issu de famille réduite ?
Autant de transformations commandent des ajustements dans les façons de gérer les classes et de transmettre les savoirs. En 1992, le ministère de l'Éducation du Québec, de concert avec les établissements d'enseignement universitaire, revoyait de fond en comble le programme de formation des futurs enseignants. Échelonné sur quatre ans plutôt que trois, le nouveau programme a principalement permis d'ajouter des heures de stage, explique Clermont Gauthier, professeur à l'université Laval et titulaire de la Chaire de recherche du Canada en formation à l'enseignement. «Le nouveau programme repose sur l'idée de lier davantage la formation au milieu. Il vise un rapprochement majeur entre les universités et le milieu d'enseignement. Il a donc renforcé beaucoup l'apprentissage pratique du travail.» Au total, sur quatre ans de formation, des périodes de stage ont été ajoutées, portant leur compte total à 700 heures. La modernisation du programme a aussi permis, selon Clermont Gauthier, de déborder du simple cadre de la formation disciplinaire pour traiter aussi de l'aspect de la communication et de la gestion de la classe. Une bonne chose puisque, insiste-t-il, «si la formation disciplinaire est "un incontournable" et que les futurs enseignants doivent bien posséder les matières qu'ils vont enseigner, ce n'est pas non plus une garantie qu'ils seront capables d'entrer en contact avec un groupe de jeunes, de savoir les instruire et les éduquer».
Un professeur idéal ?
Professeur à la faculté des sciences de l'éducation de l'Université du Québec à Montréal, Gilles Thibert partage cette vision des choses. De son point de vue, quand vient le temps de préparer les futurs enseignants, on oublie trop souvent la complexité de la tâche qui les attend. «Dès le début de leur formation, je présente toujours à mes étudiants une petite définition de ce qu'est un enseignant. Chaque fois je leur dis qu'il ne faut pas oublier qu'un enseignant est une personne adulte censée savoir, qui entretient des contacts réguliers avec un groupe de personnes censées apprendre et dont la présence est obligatoire. Ça donne un bon aperçu de l'environnement complexe de la classe et du fait qu'il faut, par-delà la formation, certaines aptitudes de base pour être un bon professeur.»
La capacité de s'adapter rapidement à toutes sortes de situations, à relativiser les choses et à maintenir une estime de soi plutôt positive sont, par exemple, des éléments essentiels à tout bon enseignant, selon Roch Chouinard, professeur agrégé au département des sciences de l'éducation de l'Université de Montréal. «Passer 35 ans à enseigner à des enfants en crise d'adolescence, ça use. Il faut être "fait fort" et avoir beaucoup d'énergie. Quelqu'un qui doute facilement et qui se laisse démolir par une remarque ou un commentaire déplacé ne pourra pas faire carrière longtemps dans l'enseignement. Il faut aussi être capable de prendre du recul rapidement et d'évaluer objectivement une situation. C'est fondamental parce que, dans une classe, beaucoup de choses se passent en même temps. C'est le règne de la multiplicité et de l'imprévisibilité.»
Des habiletés de planification, d'organisation et d'animation sont aussi requises, de l'avis de Clermont Gauthier. En plus, bien entendu d'une excellente connaissance des matières de base, des disciplines enseignées et d'une mise à jour des connaissances. «Avant, le maître parlait et pensait que ce qu'il disait allait être compris et retenu comme tel. C'est l'enseignement selon l'approche traditionnelle. Aujourd'hui, les choses sont différentes.» À son avis, l'enseignement structuré, c'est-à-dire un enseignement intégrant des périodes d'explication, de travaux pratiques et de questionnement, sorte d'amalgame entre le savoir et la communication, est beaucoup mieux adapté.
Encore faut-il pouvoir mettre le tout en application. C'est que, du point de vue de Gilles Thibert, les jeunes enseignants doivent aussi faire face à d'importantes difficultés d'insertion dans la profession. «Contrairement à la plupart des professions, le domaine de l'enseignement ne prévoit pas de tâches allégées pour les nouveaux. En médecine ou en droit, par exemple, les cas ou les causes les plus difficiles sont réservées aux plus expérimentés; en enseignement, c'est l'inverse. Ce sont les jeunes professeurs qui se retrouvent avec les classes les plus difficiles, dans les milieux les plus difficiles, en suppléance ou encore sur la base de tâches fractionnées. Rien de cela n'aide à gagner de la confiance en soi et à développer de bons réflexes.»
En total accord avec cette vision des choses, Roch Chouinard considère ce travers du système comme un obstacle majeur au développement professionnel des nouveaux enseignants. «Un enseignant qui débute est très centré sur lui-même, sur l'information qu'il doit transmettre, les choses qu'il doit dire. C'est normal. Il lui faut un certain temps pour développer des automatismes de conduite qui vont faire en sorte qu'il puisse à la fois transmettre la matière et être totalement conscient de ce qui se passe dans le groupe. C'est le temps et l'expérience qui permettent de développer les bons réflexes. Quand il doit évoluer dans un environnement difficile ou qu'il change de classe toutes les deux semaines, il n'a pas le temps de s'acclimater. Il est constamment en déséquilibre. Dans un tel contexte, il est difficile de prendre confiance et de devenir un bon enseignant.»
Un large éventail d'idées préconçues vient aussi nuire au développement de bons enseignants, selon le spécialiste de l'Université de Montréal. «Beaucoup de gens croient des choses comme "un bon enseignant est capable d'aller chercher tous les élèves" ou "les adolescents sont tous comme j'étais à 15 ans". C'est évidemment faux et lorsqu'ils sont devant une classe, ça amène les jeunes enseignants à prendre des décisions parfois erronées et à vivre des échecs. Enseigner, c'est savoir jongler avec les différences et évaluer tout en ne décourageant pas les élèves. C'est passionnant, mais aussi extrêmement complexe.»
Collaboratrice du Devoir