Publié : mar. mai 24, 2005 3:45 am
Médias: L'éthique élastique
Paul Cauchon
Édition du mardi 24 mai 2005
J'ai compris que ça atteignait un niveau jamais vu en consultant le site Internet du réseau de télévision PBS. On y trouve une section complète intitulée «la crédibilité en question». Les internautes sont invités à sélectionner un scénario et à expliquer comment ils réagiraient s'ils étaient dans le merveilleux monde des médias.
Les scénarios mettent en scène, par exemple, l'utilisation de sources anonymes, les conflits d'intérêts, l'importance de la prise de notes, la question du plagiat et de l'attribution des citations, ou encore le fait de recevoir des cadeaux.
Peut-être que des petits malins planchent déjà sur la mise en marché d'un nouveau jeu, une sorte de Monopoly Média (article plagié : allez en prison; cadeau reçu sans que personne ne s'en soit aperçu : passez go).
PBS va encore plus loin en testant avec des spécialistes invités, dans un forum de discussion, certains sujets délicats. Par exemple, les journalistes devraient-ils s'en tenir aux reportages et laisser les commentaires aux experts et aux analystes ? Et comment savoir si des rédacteurs sont également payés comme consultants ?
La crise de crédibilité de la presse est encore plus profonde aux États-Unis qu'on ne le croit, comme en témoigne ce site Internet.
Éditeurs, chercheurs universitaires, chroniqueurs des médias ne cessent depuis plusieurs mois de compiler les données les plus variées sur la baisse de tirage des journaux, sur le déplacement des jeunes lecteurs vers Internet, sur la montée en force des blogues, sur l'effet des chaînes d'information continue. Mais PBS introduit son dossier avec un autre argument : la confiance du public envers les médias a été ébranlée par plusieurs scandales récents et par un «manque de jugement journalistique», rappelle la chaîne.
On se retrouve donc non seulement avec une baisse d'auditoire des médias traditionnels, mais également avec une remise en question profonde de leur travail professionnel. Dans une déclaration récente, le président d'ABC News, David Westin, expliquait que le déclin des organisations médiatiques traditionnelles n'est pas seulement causé par la baisse des ventes des journaux, mais aussi par la qualité du produit en soi, qui ne correspond plus, selon lui, aux «traditions d'excellence journalistique».
Pour répondre à cette méfiance généralisée les grands médias adoptent différentes stratégies. Le USA Today se réjouissait la semaine dernière d'avoir réduit de 75 % depuis un an l'utilisation des sources anonymes dans ses pages.
Le New York Times, lui, a créé un comité qui vient de rendre ses conclusions pour retrouver la confiance des lecteurs. Ce comité interne suggère, entre autres, que le journal limite l'utilisation de sources anonymes, que les éditeurs publient régulièrement des textes pour expliquer leur démarche, et que le site Internet du journal rende public le matériel ayant servi à certains reportages, dont les transcrïptions d'entrevues.
Ce mouvement de transparence n'est pas encore aussi présent au Québec (où on n'a pas connu de grands scandales éthiques comme ce fut le cas depuis deux ans aux États-Unis), mais c'est une préoccupation qui se fait jour quand même. Je signale en passant que Le Devoir s'apprête, dans les prochains jours, à publier dans ses pages sa «Politique d'information», un exercice inédit dans nos pages.
Chez nos amis américains, le débat éthique vient de prendre une autre tournure, avec l'affaire Newsweek. Rappelons que le magazine publiait le 9 mai une petite information faisant état de la profanation d'exemplaires du Coran par des militaires dans la prison de Guantanamo à Cuba. Comme on le sait, la nouvelle a suscité une onde de choc dans certains pays et a même entraîné de violentes manifestations anti-américaines.
L'affaire a servi de prétexte à la Maison Blanche pour mener une attaque inédite contre la presse américaine. Non seulement l'administration Bush a exigé que le magazine se rétracte, mais elle a exigé qu'il publie des articles pour montrer comment les militaires américains sont respectueux du Coran. On croit rêver, venant de la part d'une administration qui est partie en guerre contre l'Irak sur la foi d'informations vaseuses et non confirmées concernant de supposées armes de destruction massive.
Il semble que Newsweek ait écrit son texte sur la base d'un seul informateur confidentiel, qui a par la suite reculé. L'erreur du magazine a donc été de se fier à une seule source. Mais une fois l'erreur confessée, est-ce la faute de Newsweek si dans certains pays les sentiments anti-américains atteignent un niveau d'agressivité sans précédent ? L'éditeur du magazine Slate écrivait ces derniers jours que l'attitude de la Maison-Blanche n'est pas seulement hypocrite : c'est aussi de la «mauvaise foi» et une «absence de compréhension» du rôle que doit jouer une presse libre et indépendante. Slate rappelait d'ailleurs que plusieurs exactions commises par des militaires américains en Afghanistan, à la prison d'Abou Ghraïb et à Guantanamo étaient déjà documentées sans que la Maison-Blanche s'en soit particulièrement émue.
Alors pourquoi cette fois-ci s'en prendre à Newsweek ? Probablement parce le gouvernement Bush sent bien, justement, la fragilité grandissante des grandes institutions médiatiques traditionnelles et la crise de confiance qu'elles traversent. Autrement dit, l'administration Bush sent l'odeur du sang. Ce qui est inquiétant, bien sûr, puisque, dans un contexte aussi trouble, les médias sont vraiment condamnés à être irréprochables, ce qui est loin d'être évident ces temps-ci.
pcauchon@ledevoir.com
Paul Cauchon
Édition du mardi 24 mai 2005
J'ai compris que ça atteignait un niveau jamais vu en consultant le site Internet du réseau de télévision PBS. On y trouve une section complète intitulée «la crédibilité en question». Les internautes sont invités à sélectionner un scénario et à expliquer comment ils réagiraient s'ils étaient dans le merveilleux monde des médias.
Les scénarios mettent en scène, par exemple, l'utilisation de sources anonymes, les conflits d'intérêts, l'importance de la prise de notes, la question du plagiat et de l'attribution des citations, ou encore le fait de recevoir des cadeaux.
Peut-être que des petits malins planchent déjà sur la mise en marché d'un nouveau jeu, une sorte de Monopoly Média (article plagié : allez en prison; cadeau reçu sans que personne ne s'en soit aperçu : passez go).
PBS va encore plus loin en testant avec des spécialistes invités, dans un forum de discussion, certains sujets délicats. Par exemple, les journalistes devraient-ils s'en tenir aux reportages et laisser les commentaires aux experts et aux analystes ? Et comment savoir si des rédacteurs sont également payés comme consultants ?
La crise de crédibilité de la presse est encore plus profonde aux États-Unis qu'on ne le croit, comme en témoigne ce site Internet.
Éditeurs, chercheurs universitaires, chroniqueurs des médias ne cessent depuis plusieurs mois de compiler les données les plus variées sur la baisse de tirage des journaux, sur le déplacement des jeunes lecteurs vers Internet, sur la montée en force des blogues, sur l'effet des chaînes d'information continue. Mais PBS introduit son dossier avec un autre argument : la confiance du public envers les médias a été ébranlée par plusieurs scandales récents et par un «manque de jugement journalistique», rappelle la chaîne.
On se retrouve donc non seulement avec une baisse d'auditoire des médias traditionnels, mais également avec une remise en question profonde de leur travail professionnel. Dans une déclaration récente, le président d'ABC News, David Westin, expliquait que le déclin des organisations médiatiques traditionnelles n'est pas seulement causé par la baisse des ventes des journaux, mais aussi par la qualité du produit en soi, qui ne correspond plus, selon lui, aux «traditions d'excellence journalistique».
Pour répondre à cette méfiance généralisée les grands médias adoptent différentes stratégies. Le USA Today se réjouissait la semaine dernière d'avoir réduit de 75 % depuis un an l'utilisation des sources anonymes dans ses pages.
Le New York Times, lui, a créé un comité qui vient de rendre ses conclusions pour retrouver la confiance des lecteurs. Ce comité interne suggère, entre autres, que le journal limite l'utilisation de sources anonymes, que les éditeurs publient régulièrement des textes pour expliquer leur démarche, et que le site Internet du journal rende public le matériel ayant servi à certains reportages, dont les transcrïptions d'entrevues.
Ce mouvement de transparence n'est pas encore aussi présent au Québec (où on n'a pas connu de grands scandales éthiques comme ce fut le cas depuis deux ans aux États-Unis), mais c'est une préoccupation qui se fait jour quand même. Je signale en passant que Le Devoir s'apprête, dans les prochains jours, à publier dans ses pages sa «Politique d'information», un exercice inédit dans nos pages.
Chez nos amis américains, le débat éthique vient de prendre une autre tournure, avec l'affaire Newsweek. Rappelons que le magazine publiait le 9 mai une petite information faisant état de la profanation d'exemplaires du Coran par des militaires dans la prison de Guantanamo à Cuba. Comme on le sait, la nouvelle a suscité une onde de choc dans certains pays et a même entraîné de violentes manifestations anti-américaines.
L'affaire a servi de prétexte à la Maison Blanche pour mener une attaque inédite contre la presse américaine. Non seulement l'administration Bush a exigé que le magazine se rétracte, mais elle a exigé qu'il publie des articles pour montrer comment les militaires américains sont respectueux du Coran. On croit rêver, venant de la part d'une administration qui est partie en guerre contre l'Irak sur la foi d'informations vaseuses et non confirmées concernant de supposées armes de destruction massive.
Il semble que Newsweek ait écrit son texte sur la base d'un seul informateur confidentiel, qui a par la suite reculé. L'erreur du magazine a donc été de se fier à une seule source. Mais une fois l'erreur confessée, est-ce la faute de Newsweek si dans certains pays les sentiments anti-américains atteignent un niveau d'agressivité sans précédent ? L'éditeur du magazine Slate écrivait ces derniers jours que l'attitude de la Maison-Blanche n'est pas seulement hypocrite : c'est aussi de la «mauvaise foi» et une «absence de compréhension» du rôle que doit jouer une presse libre et indépendante. Slate rappelait d'ailleurs que plusieurs exactions commises par des militaires américains en Afghanistan, à la prison d'Abou Ghraïb et à Guantanamo étaient déjà documentées sans que la Maison-Blanche s'en soit particulièrement émue.
Alors pourquoi cette fois-ci s'en prendre à Newsweek ? Probablement parce le gouvernement Bush sent bien, justement, la fragilité grandissante des grandes institutions médiatiques traditionnelles et la crise de confiance qu'elles traversent. Autrement dit, l'administration Bush sent l'odeur du sang. Ce qui est inquiétant, bien sûr, puisque, dans un contexte aussi trouble, les médias sont vraiment condamnés à être irréprochables, ce qui est loin d'être évident ces temps-ci.
pcauchon@ledevoir.com