Publié : mar. sept. 07, 2004 3:34 pm
«Je suis passée à 10 secondes de la mort»
Survivre au 11 septembre 2001
Richard Hétu
collaboration spéciale, La Presse
Fort Lee, New Jersey
Trois ans après les attentats, certains rescapés du World Trade Center craignent encore de prendre le métro ou l'avion. D'autres s'affolent toujours en entendant un coup de tonnerre ou en voyant de la fumée, même celle qui s'échappe d'une simple cheminée industrielle.
Mais Juliette Bergman n'est pas de ceux-là. Âgée de 57 ans, l'immigrante polonaise n'a plus peur de rien. À 9h50, le 11 septembre 2001, la tour sud lui est littéralement tombée sur la tête. Elle a vu la mort en face. Et elle a survécu, avec l'aide de ses «deux anges».
«Ça m'a libérée de la peur», dit-elle.
Juliette Bergman est contente d'être en vie, mais elle ne peut se déclarer heureuse. Elle a traversé une longue période de dépression. Elle a connu la culpabilité des survivants. Elle a survécu à «un holocauste», comme dit son mari Brian, un réfugié polonais de 75 ans, dont la famille a été anéantie dans les camps d'extermination nazis.
Et pourtant, elle s'accroche, avec le soutien de son mari et d'un yorkshire terrier appelé Napoléon qui est entré dans sa vie il y a près d'un an et qui lui a redonné l'envie de sourire.
Pendant deux heures d'entrevue, le chien tourne autour de sa maîtresse, jaloux de ne pas avoir toute son attention.
«Il m'aide beaucoup», dit Juliette Bergman, assise dans le salon de l'appartement du couple sans enfant, à Fort Lee, ville du New Jersey qui fait face à Manhattan.
«Quand je joue avec lui, j'oublie tout le reste. Je suis dans le moment présent. Je voulais un chien depuis le 11 septembre, mais je ne savais pas qu'il serait mon remède. J'avais besoin de quelque chose pour me remonter le moral et c'était lui.»
L'attentat de 1993
Quand elle fait allusion au World Trade Center, Juliette Bergman parle de ses tours. Elle a travaillé dans la tour nord pendant 28 ans, arrivant avec la première vague des locataires le 15 septembre 1973. Son dernier bureau, qu'elle a occupé pendant 20 ans, était situé au 82e étage, lui offrant une vue magnifique du pont de Brooklyn, structure légendaire de New York.
À l'été 2001, elle aimait tout de sa vie, y compris le trajet quotidien en ferry entre le New Jersey et le World Financial Center, situé à deux pas du WTC. «C'était très relaxant d'être sur l'eau», se souvient-elle.
En voguant sur les flots de l'Hudson, elle lisait, relevant parfois la tête pour admirer le profil de Manhattan, qui se terminait par les deux points d'exclamation des tours jumelles.
Elle était aussi heureuse dans son travail d'analyste au sein du département de transport de l'État de New York. Au fil des ans, elle avait acquis une expertise en matière de projections démographiques, économiques et sociales. Sa foi dans les statistiques l'avait d'ailleurs convaincue qu'elle n'avait pas à craindre un nouvel attentant terroriste contre le WTC. Elle avait vécu le premier en 1993, mettant une heure et 40 minutes pour descendre les escaliers plongés dans le noir et remplis de fumée.
«Quand on me demandait si j'avais peur de travailler au World Trade Center, je répondais: Absolument pas! C'est statistiquement presque impossible que les tours soient frappées deux fois! J'avais complètement tort», dit-elle.
Le rappel du 11 septembre 2001 est toujours pénible. Juliette Bergman reconnaît que le traumatisme des rescapés du WTC ne peut se comparer à la douleur des parents des quelque 3000 victimes des attentats. Mais elle précise que certains survivants se demandent parfois s'ils n'auraient pas mieux fait de mourir ce jour-là.
«Ô mon Dieu!»
Elle ne se souvient pas du bruit de l'impact de l'avion s'encastrant dans la tour nord, à 8h48, 11 étages au-dessus du sien. Mais elle se rappelle clairement les oscillations du gratte-ciel, qui l'ont obligée de s'accrocher à son bureau pour ne pas tomber. «Ô mon Dieu!» s'est-elle exclamée à trois reprises, pensant que la tour était sur le point de se renverser.
Elle ne s'est pas fait prier pour suivre la plupart de ses collègues vers les escaliers de secours. Elle ne savait pas encore que trois d'entre eux étaient restés derrière. Il disparaîtront dans l'effondrement de la tour nord, à 10h29. Trois jeunes pères de famille pulvérisés...
En descendant les escaliers, Juliette Bergman a vite regretté d'avoir mis des souliers à talons hauts ce matin-là plutôt que ses chaussures habituelles à semelles plates. Pensant avoir tout son temps, elle s'est souvent arrêtée, laissant passer les plus rapides.
Au 30e étage, elle a croisé les premiers pompiers qui montaient les escaliers en suant abondamment sous leur équipement. Elle a eu pitié d'eux sans savoir qu'ils couraient vers leur mort.
Au 20e étage, elle s'est arrêtée de nouveau, immobilisée par des crampes aux jambes. Deux jeunes hommes -ses «deux anges»-sont alors apparus pour l'aider à descendre jusqu'à la mezzanine de la tour nord, qui était inondée et couverte d'éclats de verre. Des pompiers les ont dirigés vers le vaste centre commercial en sous-sol du WTC. Ils s'y sont rendus, s'arrêtant un instant pour boire de l'eau devant un magasin Gap, avant de repartir vers l'escalier menant à une station de trains.
Dix secondes plus tard, à 9h50, la tour sud s'est effondrée dans un fracas assourdissant. Le choc a projeté Juliette Bergman dans les airs. Un de ses anges s'est abattu sur elle. Les débris tombaient de toutes parts dans le centre commercial soudainement plongé dans le noir et envahi de poussières et de cendres asphyxiantes.
«J'étais persuadée que c'était la fin, se souvient-elle. Pour la première fois de ma vie, j'étais résignée à mourir.»
À 10 secondes de la mort
Mais son heure n'était pas encore venue. Après l'effondrement de la tour sud, Juliette Bergman et ses compagnons se sont relevés et, dans l'obscurité totale, se sont mis à la recherche d'une sortie. Au bout d'un certain temps, ils ont vu une lumière émanant de la lampe électrique d'un pompier. Ils l'ont suivi jusqu'à la rue, où les attendait un spectacle dantesque.
Plus tard, Juliette Bergman apprendra qu'une femme a été tuée par la chute d'une poutre d'acier, devant le magasin Gap, au même endroit où elle s'était arrêtée pour boire une gorgée d'eau.
«Je suis passée à 10 secondes de la mort», dit-elle aujourd'hui.
Elle a gardé contact avec ses «deux anges». L'un n'a requis ni thérapie ni antidépresseur pour se remettre du traumatisme. L'autre est toujours sous le choc, hanté par des cauchemars, incapable de fonctionner normalement. Disant ne plus le reconnaître, sa femme l'a quitté.
«Je suis entre les deux», dit Juliette, qui a plongé dans une profonde dépression avant de sortir graduellement du trou noir.
Elle se souvient de son désarroi en retournant travailler, le 16 octobre 2001, dans un immeuble de Long Island City, un quartier industriel du Queens.
«Nous étions assis devant des bureaux vides, raconte-t-elle. Nous devions repartir à zéro. Tout le travail que nous avions accompli pendant toutes ces années s'était volatilisé.»
Elle se rappelle son désespoir en apprenant que son bureau ne déménagerait pas à Manhattan, mais resterait à Long Island City. «J'ai dû augmenter ma dose d'antidépresseurs», dit-elle.
Elle a vu une psychiatre renommée de Park Avenue qui a avoué ne pas pouvoir l'aider. Elle a fait partie d'un groupe de survivants qui lui a été d'une aide certaine. Mais ce n'est pas avant de faire connaissance avec son petit Napoléon qu'elle s'est remise à sourire.
«Aujourd'hui, je ne me demande plus pourquoi j'ai été sauvée, dit-elle. Je voudrais juste savoir pourquoi j'ai dû passer à travers deux attentats terroristes.»
Survivre au 11 septembre 2001
Richard Hétu
collaboration spéciale, La Presse
Fort Lee, New Jersey
Trois ans après les attentats, certains rescapés du World Trade Center craignent encore de prendre le métro ou l'avion. D'autres s'affolent toujours en entendant un coup de tonnerre ou en voyant de la fumée, même celle qui s'échappe d'une simple cheminée industrielle.
Mais Juliette Bergman n'est pas de ceux-là. Âgée de 57 ans, l'immigrante polonaise n'a plus peur de rien. À 9h50, le 11 septembre 2001, la tour sud lui est littéralement tombée sur la tête. Elle a vu la mort en face. Et elle a survécu, avec l'aide de ses «deux anges».
«Ça m'a libérée de la peur», dit-elle.
Juliette Bergman est contente d'être en vie, mais elle ne peut se déclarer heureuse. Elle a traversé une longue période de dépression. Elle a connu la culpabilité des survivants. Elle a survécu à «un holocauste», comme dit son mari Brian, un réfugié polonais de 75 ans, dont la famille a été anéantie dans les camps d'extermination nazis.
Et pourtant, elle s'accroche, avec le soutien de son mari et d'un yorkshire terrier appelé Napoléon qui est entré dans sa vie il y a près d'un an et qui lui a redonné l'envie de sourire.
Pendant deux heures d'entrevue, le chien tourne autour de sa maîtresse, jaloux de ne pas avoir toute son attention.
«Il m'aide beaucoup», dit Juliette Bergman, assise dans le salon de l'appartement du couple sans enfant, à Fort Lee, ville du New Jersey qui fait face à Manhattan.
«Quand je joue avec lui, j'oublie tout le reste. Je suis dans le moment présent. Je voulais un chien depuis le 11 septembre, mais je ne savais pas qu'il serait mon remède. J'avais besoin de quelque chose pour me remonter le moral et c'était lui.»
L'attentat de 1993
Quand elle fait allusion au World Trade Center, Juliette Bergman parle de ses tours. Elle a travaillé dans la tour nord pendant 28 ans, arrivant avec la première vague des locataires le 15 septembre 1973. Son dernier bureau, qu'elle a occupé pendant 20 ans, était situé au 82e étage, lui offrant une vue magnifique du pont de Brooklyn, structure légendaire de New York.
À l'été 2001, elle aimait tout de sa vie, y compris le trajet quotidien en ferry entre le New Jersey et le World Financial Center, situé à deux pas du WTC. «C'était très relaxant d'être sur l'eau», se souvient-elle.
En voguant sur les flots de l'Hudson, elle lisait, relevant parfois la tête pour admirer le profil de Manhattan, qui se terminait par les deux points d'exclamation des tours jumelles.
Elle était aussi heureuse dans son travail d'analyste au sein du département de transport de l'État de New York. Au fil des ans, elle avait acquis une expertise en matière de projections démographiques, économiques et sociales. Sa foi dans les statistiques l'avait d'ailleurs convaincue qu'elle n'avait pas à craindre un nouvel attentant terroriste contre le WTC. Elle avait vécu le premier en 1993, mettant une heure et 40 minutes pour descendre les escaliers plongés dans le noir et remplis de fumée.
«Quand on me demandait si j'avais peur de travailler au World Trade Center, je répondais: Absolument pas! C'est statistiquement presque impossible que les tours soient frappées deux fois! J'avais complètement tort», dit-elle.
Le rappel du 11 septembre 2001 est toujours pénible. Juliette Bergman reconnaît que le traumatisme des rescapés du WTC ne peut se comparer à la douleur des parents des quelque 3000 victimes des attentats. Mais elle précise que certains survivants se demandent parfois s'ils n'auraient pas mieux fait de mourir ce jour-là.
«Ô mon Dieu!»
Elle ne se souvient pas du bruit de l'impact de l'avion s'encastrant dans la tour nord, à 8h48, 11 étages au-dessus du sien. Mais elle se rappelle clairement les oscillations du gratte-ciel, qui l'ont obligée de s'accrocher à son bureau pour ne pas tomber. «Ô mon Dieu!» s'est-elle exclamée à trois reprises, pensant que la tour était sur le point de se renverser.
Elle ne s'est pas fait prier pour suivre la plupart de ses collègues vers les escaliers de secours. Elle ne savait pas encore que trois d'entre eux étaient restés derrière. Il disparaîtront dans l'effondrement de la tour nord, à 10h29. Trois jeunes pères de famille pulvérisés...
En descendant les escaliers, Juliette Bergman a vite regretté d'avoir mis des souliers à talons hauts ce matin-là plutôt que ses chaussures habituelles à semelles plates. Pensant avoir tout son temps, elle s'est souvent arrêtée, laissant passer les plus rapides.
Au 30e étage, elle a croisé les premiers pompiers qui montaient les escaliers en suant abondamment sous leur équipement. Elle a eu pitié d'eux sans savoir qu'ils couraient vers leur mort.
Au 20e étage, elle s'est arrêtée de nouveau, immobilisée par des crampes aux jambes. Deux jeunes hommes -ses «deux anges»-sont alors apparus pour l'aider à descendre jusqu'à la mezzanine de la tour nord, qui était inondée et couverte d'éclats de verre. Des pompiers les ont dirigés vers le vaste centre commercial en sous-sol du WTC. Ils s'y sont rendus, s'arrêtant un instant pour boire de l'eau devant un magasin Gap, avant de repartir vers l'escalier menant à une station de trains.
Dix secondes plus tard, à 9h50, la tour sud s'est effondrée dans un fracas assourdissant. Le choc a projeté Juliette Bergman dans les airs. Un de ses anges s'est abattu sur elle. Les débris tombaient de toutes parts dans le centre commercial soudainement plongé dans le noir et envahi de poussières et de cendres asphyxiantes.
«J'étais persuadée que c'était la fin, se souvient-elle. Pour la première fois de ma vie, j'étais résignée à mourir.»
À 10 secondes de la mort
Mais son heure n'était pas encore venue. Après l'effondrement de la tour sud, Juliette Bergman et ses compagnons se sont relevés et, dans l'obscurité totale, se sont mis à la recherche d'une sortie. Au bout d'un certain temps, ils ont vu une lumière émanant de la lampe électrique d'un pompier. Ils l'ont suivi jusqu'à la rue, où les attendait un spectacle dantesque.
Plus tard, Juliette Bergman apprendra qu'une femme a été tuée par la chute d'une poutre d'acier, devant le magasin Gap, au même endroit où elle s'était arrêtée pour boire une gorgée d'eau.
«Je suis passée à 10 secondes de la mort», dit-elle aujourd'hui.
Elle a gardé contact avec ses «deux anges». L'un n'a requis ni thérapie ni antidépresseur pour se remettre du traumatisme. L'autre est toujours sous le choc, hanté par des cauchemars, incapable de fonctionner normalement. Disant ne plus le reconnaître, sa femme l'a quitté.
«Je suis entre les deux», dit Juliette, qui a plongé dans une profonde dépression avant de sortir graduellement du trou noir.
Elle se souvient de son désarroi en retournant travailler, le 16 octobre 2001, dans un immeuble de Long Island City, un quartier industriel du Queens.
«Nous étions assis devant des bureaux vides, raconte-t-elle. Nous devions repartir à zéro. Tout le travail que nous avions accompli pendant toutes ces années s'était volatilisé.»
Elle se rappelle son désespoir en apprenant que son bureau ne déménagerait pas à Manhattan, mais resterait à Long Island City. «J'ai dû augmenter ma dose d'antidépresseurs», dit-elle.
Elle a vu une psychiatre renommée de Park Avenue qui a avoué ne pas pouvoir l'aider. Elle a fait partie d'un groupe de survivants qui lui a été d'une aide certaine. Mais ce n'est pas avant de faire connaissance avec son petit Napoléon qu'elle s'est remise à sourire.
«Aujourd'hui, je ne me demande plus pourquoi j'ai été sauvée, dit-elle. Je voudrais juste savoir pourquoi j'ai dû passer à travers deux attentats terroristes.»