Publié : mer. déc. 07, 2005 2:17 pm
Pour Noël, on a demandé à notre réalisateur-comédien-humoriste-«personnage» préféré Yves Pelletier d'écrire une histoire rien que pour vous. Un cadeau qui, nous l’espérons, vous fera autant plaisir qu'à nous!
Le départ
Il y a des moments où la vie nous doit un cadeau. À 38 ans, la vie m’en doit trop. Cette année, j’ai donc décidé de ne plus attendre. Je me l’offre moi-même. Ça tombe bien: c’est Noël.
Sur l’écran au-dessus des sièges, il y a de gros flocons de neige et le visage de John Cusack est éclairé par les décorations du perron de Reese Witherspoon. Le char de John est pris dans la neige et il est allé sonner à la porte de son chalet, la chanceuse. Elle l’a, elle, son cadeau.
Christmas Date. Je pourrais me passer des écouteurs; je connais le film par cœur. Je l’ai vu quatre fois quand il était en salle, dont deux fois avec Micheline.
C’est plate qu’elle ait dû annuler à la dernière minute (son chat a des problèmes de prostate), mais, finalement, ça va m’aider. Je suis cute, moi aussi, mais moins. Je vais au gym, je n’ai pas encore besoin de mettre trop de make-up, on me donne facilement entre 28 et 32, dépendant de l’heure. Micheline, elle, c’est un vrai pétard. Genre Halle Berry, mais blanche. Avec des cheveux longs, raides et roux. Le nez comme crochu (juste un peu), moins de hanches et plus petite aussi. Elle n’est pas juste belle, elle a aussi tendance à vouloir accaparer l’attention.
Je ne devrais pas dire ça. À elle aussi, la vie n’a pas fait beaucoup de cadeaux.
Elle m’a offert de payer quand même le forfait. J’ai refusé. C’est ma seule et meilleure chum. Sa situation financière est pire que la mienne, si ça se peut. Quand Paul l’a dompée là pour un danseur nu, elle s’est retrouvée avec rien. Moi, je ne verrai jamais les six mois de salaire que Cellubec me doit, mais il me reste 3 752,26 $ dans mon compte. Me restait, plutôt.
Micheline, c’est une artiste. Elle fait de la peinture miniature. Elle a un talent et une imagination extraordinaires! C’est pour ça que j’ai investi mes REER dans son entreprise. Elle fait des créations sur des faux ongles. Ça peut aller d’un simple motif à une reproduction de la Joconde. Ça demande une grande minutie.
Justement, l’agent de bord a remarqué les miens (à pois rouges et verts), au moment où j’essuyais le vin que j’avais renversé par accident sur son veston. C’est le genre d’affaire qui se produit au début d’une comédie romantique. J’ai recommandé plusieurs drinks pour poursuivre la conversation. Il s’appelle Sébastien. C’est vraiment un beau gars. Grand, brun, bien bâti. Avec une barbiche, mais propre et bien trimée. Il a un beau sourire gêné; on dirait que mes questions le mettent mal à l’aise. J’ai soudain un doute. Peut-être est-il marié?
Moi, je m’en fous. J’ai laissé la morale à la maison. Pour une fois dans ma vie, je vais penser à moi. Je souris en revoyant la face de Francis quand je lui ai annoncé que je partais dans le Sud avec Micheline pour les fêtes. Monsieur était surpris et pas content. Pourquoi je ne pourrais pas m’amuser en dehors du couple, moi aussi? Hein?
Il a beau nier, je sais tout.
Il dit qu’il reste à coucher chez Viviane à cause de la petite. Il n’a plus la garde à cause de ses anciens problèmes, alors c’est le seul moyen de vivre un peu de quotidien avec elle, de la voir grandir. Voyons donc, Marie-Maude a 16 ans et fait 5 pi 8 po! Pour la voir grandir, il aurait dû s’y prendre avant. En plus, quand il couche là, Viviane et lui sont dans le même lit. Il dit que c’est à cause de son dos; le sofa-lit est trop mou. Me semble… Ils font l’amour, c’est certain. C’est un beau salaud.
Je ne devrais pas dire ça. À lui aussi, la vie n’a pas fait de cadeaux.
Il y a quatre ans, après son accident à la colonne, il est tombé dans la dope. Ou c’est à cause de la dope qu’il a eu son accident à la colonne? En tout cas, il était menuisier pour la télé et le cinéma. Des gros tournages américains. Il a fait un buffet de Donald Sutherland et travaillé sur un plancher de Bruce Willis. Il paraît qu’ils ne sont pas gentils. Il n’a jamais travaillé pour John Cusack, mais il a entendu dire que c’était un trou de cul. Je suis certaine qu’il dit ça pour me faire chier.
Francis a des cheveux longs, mais il les porte en queue de cheval. C’est vraiment un beau gars. Il est grand, brun, bien bâti. Il embrasse bien, malgré son haleine de cigarette. Micheline le déteste. Ces deux-là sont comme chien et chat.
Ça fait trois ans que nous sommes ensemble. Je l’avais engagé pour qu’il refasse les armoires de cuisine du condo que je venais d’acheter, après que Micheline m’eut convaincue de quitter Gilles. Finalement, il a tout refait: du set de salon au set de chambre à coucher. Francis a emménagé avec moi, c’était plus facile pour terminer la job de rester sur place. Quand Gilles a retrouvé où j’habitais, Francis l’a frappé avec un «deux par quatre» et Gilles n’est plus revenu m’achaler. Ça a été le début de notre histoire d’amour. Le prince charmant qui sauve la princesse. À l’époque, je croyais que c’était un cadeau que la vie me faisait.
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Le réveillon
Le Boeing fait «boeïng!» quand ses roues touchent l’asphalte. La cabine shake fort. Je pense à Toronto. Finalement l’avion s’arrête. Les gens applaudissent, soulagés de ne pas être morts.
Dans l’aéroport de Puerto Penoso, je perds mon ongle de pouce en récupérant ma grosse valise jaune dans le carrousel. Pas si grave, j’ai plein d’autres échantillons dans mon sac. Et le motif à pois, c’est le plus facile à refaire.
Les réceptionnistes du Las Palmas me disent en simili-anglais (ça tombe bien, c’est celui-là que je parle) que les chambres avec vue sur la plage sont données aux occupations doubles. J’ai beau essayer de leur faire comprendre que je paye pour deux, rien n’y fait.
— Drôle de politique pour un «Formule club célibataires».
— Madame, le Las Palmas, est un club familial. Vous devez confondre avec le Las Palomas à l’autre bout de la plage.
— Ah oui?
C’est vrai que, à cause de l’excitation, j’avais fait la réservation rapidement. Des fois, je veux trop et ça me mélange. Bon là, je ne peux rien y faire. Mais ça réduit énormément le nombre de prospects.
Heureusement, trois jours plus tard, la chance se manifeste. Au cours de salsa sur la plage, je rencontre Charles qui a fait la même erreur que moi. Ça fait 10 jours qu’il est arrivé. Il est désespéré.
C’est vraiment un beau gars. Grand, brun. Il me rappelle John Cusack. Mais John Cusack à 57 ans avec une bedaine et une teinture de cheveux qui paraît. Peu importe, il est très gentil et attentionné à mon égard. Il va me chercher des drinks et me met de la crème avec ses vrais doigts d’homme. Dans sa chambre, il me confie son secret: dans la précipitation du départ, il a oublié son Viagra à Montréal. Il ne garantit rien.
Finalement, malgré mes efforts, il a raison.
Il pleure un peu sur mes seins et nous passons le reste de l’après-midi à jaser de son ex et de sa passion pour les seadoos. Les ongles de Micheline ne l’intéressent pas beaucoup. Il me fait promettre de nous revoir. Dans un tout-inclus, ce n’est pas difficile.
Je passe le réveillon à la disco. La dinde, c’est moi. Il n’y a personne à part le barman (laid) qui parle juste espagnol. Je lui demande de monter la musique et baisser l’air climatisé. Souriant et empressé, il monte l’air climatisé et baisse la musique. Je cherche d’autres mots, d’autres gestes, et puis fuck, je dis: «Gracias». Au son des Vengaboys, Aqua et Enrique Iglesias, je cale des margaritas. Je ne tache quasiment pas ma robe.
À la fermeture, la chance est de nouveau au rendez-vous. Je tombe sur Pablo, un animateur très sympathique qui donne les cours de power yoga. Il me ramasse et me raccompagne à ma chambre pour m’enseigner un mouvement en privé.
C’est vraiment un beau gars. Plus Banderas que Cusack, mais je ne me plains pas. Grand, brun, bâti, parlant le simili-anglais. Il a tout ce qu’il faut, sauf des condoms. Me semblait en avoir mis 28 dans ma trousse de toilette (2 par jour, je m’étais dit), mais ils ne sont pas là. Je soupçonne Francis ou ma distraction.
Je vais cogner à la porte de Charles pour lui en emprunter. Il n’est pas content. À la réception, ils n’en ont pas. J’ai comme l’impression d’avoir l’air folle.
De retour dans ma chambre, je surprends Pablo qui fouille dans ma sacoche. Nerveux, il dit que c’était pour re-re-re-revérifier s’il n’y avait pas de préservativos.
— Eh wô, j’ai l’air d’une valise?
Ma phrase tombe mal, j’ai mon ensemble jaune. Pablo sourit. Finalement, je change de stratégie et menace de le dénoncer à la direction.
Il craque et me parle de sa famille: de son père décédé lors d’une fusillade, de sa mère qui a la sclérose en plaques, de ses 12 frères et sœurs. À lui aussi, la vie ne fait pas beaucoup de cadeaux. Mal à l’aise, je lui donne 100 $US. Nous échangeons nos adresses et un french. Je ne veux plus aller plus loin. J’ai comme perdu le goût.
La débandade
J’appelle à Montréal pour souhaiter «Felix Navidad» à Micheline. Je tombe sur son répondeur. Je lui dis que je passe d’excellentes vacances, que j’ai déjà eu deux aventures et que ses ongles ont un succès fou. Je n’en mets pas trop pour ne pas la déprimer.
Les jours qui suivent se passent à essayer d’éviter Charles, qui lui, essaye l’inverse. Pablo aussi. Il a trouvé des condoms, mais je refuse ses propositions, même de mariage. Je ne veux pas profiter de la situation. En plus, je remarque un détail qui m’avait échappé à cause de la noirceur et des margaritas. Il a les dents d’en avant écartées et ça le fait zozoter, même en espagnol. La magie est brisée.
Après le souper de Noël, je vais au casino où il y a plus de monde. Charles m’aborde. Je lui fais comprendre de faire de l’air (je vais aux toilettes). C’est alors que je le vois, derrière la table de roulette.
Son visage est éclairé par les lumières de Noël enroulées autour du faux palmier. Il n’y a pas de gros flocons, mais j’en vois. C’est Bertrand Dupuis, le réalisateur. Ayoye! Le petit gars de Laval-Ouest qui vit maintenant à Santa Monica. Il a dirigé toutes les vedettes comme Van Damne, Demi Moore, le gars de Friends, Macha Grenon... et John Cusack.
Prenant mon courage et ma margarita à deux mains, je me dirige discrètement sur lui. Il me coupe l’herbe sous les pieds en m’adressant la parole.
— Vous êtes du Québec?
— Euh... ça se remarque tant que ça?
Mes ongles. Ce soir, j’ai mis ceux à motif de fleurs de lys pour contraster avec le saumon de ma robe. Il est vite. En plus, c’est vraiment un beau gars. Quarantaine bien entretenue. Clooney. Super-élégant. Je suis certaine d’avoir entendu le nom du designer à Entertainment Tonight.
Habile, il me fait parler. Je lui raconte mes affaires. Il rit. Je lui demande pourquoi. Il me répond qu’il prend des notes mentalement pour un film. J’accepte qu’il utilise mon histoire, mais à condition d’avoir un pourcentage. Il rit... Silence. OK, il faisait une joke.
On parle cinéma. De tout et de John Cusack. Il me confie qu’il est très gentil. Pas capricieux comme d’autres. Bon, je le savais. Francis est vraiment con.
Justement, il le connaît, Francis. Il l’a déjà fait congédier du plateau de tournage de Punching Truth à Montréal. Il avait égratigné la roulotte de Sylvester Stallone en transportant un contreplaqué. Ça, c’est en plein Francis. Je m’excuse à sa place.
Il devance ma question et m’avoue qu’il est marié. Je fais la fille cool. J’échappe de la margarita sur ma robe (c’est ma manie), mais je trouve vite une excuse: l’air climatisé est trop fort et j’ai la shake. Il me propose d’aller sur la plage. Ah puis fuck; ma morale est à la maison. La sienne aussi.
Au son des vagues et de «Eternal Flame» (interprété en simili-anglais par Pablo à la soirée karaoké) il me parle de sa relation difficile avec Birgit. Après 10 ans de vie de couple, l’étincelle est plus dure à rallumer. Il m’enlève les mots de la bouche en m’embrassant doucement, mais quand même assez raide. Wow!
Je lui demande ce qu’il peut bien faire dans un club de même. Cher pour moi. Pour lui, assez ordinaire, merci! Il me rassure en disant qu’il a une villa sur la falaise avec plage privée. Il vient ici seulement pour jouer au casino et faire du repérage. Il rit. Son rire me fait rire.
Vu que Charles nous a suivis et nous espionne, mal caché derrière le stand à serviettes, j’accepte sa proposition d’aller prendre un verre chez lui. Son Hummer sent le neuf. Sur le chemin, nous écrasons un poulet par accident. Derrière les grilles électriques, la superbe villa, dans le style qu’on voit dans Zorro, est illuminée par des milliers de lumières blanches posées sur les baobabs (genre).
Sur les murs de l’entrée, des posters encadrés des plus grands films de Bertrand. Velvet Pound avec Jeremy Irons et Debra Winger, Slap avec Tommy Lee Jones, Porky 8: 10 years After avec le petit gros devenu grand gros.
Nous nous installons sur la terrasse surplombant les toits de tôle. Au loin, les tout-inclus brillent. Soudain, Birgit arrive et nous sert les drinks. Ah bon. Souriante, elle s’assoit avec nous. Elle est très fine, mais je suis un peu mêlée.
Bertrand fait les présentations: Birgit est actrice. Elle joue seulement dans ses films (bizarre, je ne l’ai jamais remarquée). Elle est belle mais cernée. Genre Sharon Stone, mais d’un autre pays. Elle est toute nue en dessous de sa robe de chambre. On ne voit pas la cicatrice de ses seins.
Vu que c’est ma première fois, j’ai de la misère à sniffer la ligne que Bertrand m’a faite. Birgit en profite pour me flatter le cul. Je n’aime pas trop ça. Ils rient et essayent de me traîner dans la chambre à coucher. Je me débats assez raide et Bertrand se ramasse avec un faux ongle dans l’œil. Ça c’est moi.
Pendant qu’ils sont dans la salle de bains, un serviteur me raccompagne à la porte. C’est un gars fort.
Sur le chemin, je m’enfarge souvent. Il n’y a pas de lampadaires. Le gardien de la villa m’a donné un paquet d’allumettes. Je me guide avec ça. C’est les fêtes. Je me sens comme La petite fille aux allumettes, sauf que moi, je ne vois rien de merveilleux: des champs de canne à sucre, des cabanes en rotin, des chiens avec de l’eczéma qui me jappent après. Je pile sur un poulet effoiré par un Hummer. Je m’assis et pleure. J’ai comme le pressentiment qu’il n’y en aura pas de cadeau.
J’arrive au Las Palmas juste pour le déjeuner. À cette heure-là, le buffet est plein et j’ai tout ce que je veux. Sauf de la margarita.
De retour dans ma chambre, à genoux devant le bol de toilettes, je réalise qu’il me reste encore neuf jours. Je pense à Francis. Finalement, il n’est pas si pire que ça. Peut-être que je me suis imaginé des affaires. Si oui, je comprends qu’il soit choqué.
J’appelle chez nous, je tombe sur le répondeur. J’appelle chez Viviane, elle me dit que Francis n’est pas là.
— Il est venu hier après-midi donner son cadeau à Marie-Maude. Un set de faux ongles très laid, peinturé avec les faces des bonhommes de Bugs Bunny. Un pour chaque doigt. Il m’a dit qu’il passait Noël avec toi.
Je décide de rentrer tout de suite, même s’il y a un gros supplément.
Le retour
À Châteauguay, il pleut. Les décorations de Noël du condo sont éteintes. Je cogne ma valise jaune sur la table d’entrée. La pile de vieux courrier se répand sur le tapis. Des comptes, des comptes, des lettres de la banque, une lettre d’avocat.
Il est deux heures de l’après-midi, Francis est encore au lit. Avec Micheline.
Francis se défend en disant que lui aussi avait besoin d’un cadeau. Micheline l’engueule et sort de la chambre. Francis lui court après en s’excusant et l’appelle: «Mon amour». Puis il revient me dire la vérité. J’entends drôle.
Micheline et lui se voient en cachette depuis un an. Depuis Noël passé en fait. Au début, c’est vrai, les deux n’étaient pas capables de se sentir. Comme au début d’une comédie romantique. Et puis après, ils ont continué à faire comme si, pour pas que je me rende compte. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ils seraient bons dans un film.
Je sors de la chambre. Micheline, en larmes, m’arrête et me demande pardon. Avec son kleenex, elle m’essuie le filet de bave qui a coulé sur mon menton et me dit qu’elle va me rembourser mon investissement. J’ai le goût de lui dire que ce n’est pas le temps de parler de ça, mais je manque de mots. En plus, elle n’a pas d’argent.
Je fais la fille cool. Je traverse le salon en souriant et me pitche dignement à travers la fenêtre. En bas, le banc de neige grise absorbe un peu le choc. Avant de m’évanouir, je vois un gros cadeau.
Ils viennent me voir souvent à l’hôpital. J’ai demandé qu’on leur interdise l’accès à la chambre, mais avec les tubes que j’ai dans la bouche, l’infirmière a compris l’inverse (je ne suis pas bonne avec les signes). Heureusement, au bout de deux semaines, ils se sentent moins coupables et je ne les vois plus.
Ma mère, qui est dans une résidence à Chandler, me téléphone à l’occasion, pendant ses périodes de lucidité. J’ai aussi des nouvelles du ministère de l’Immigration. Pablo s’est présenté à Dorval en possession d’une fausse lettre d’invitation en simili-anglais. Sauf que ma signature, elle, est bien réussie. Même si je ne suis plus solvable, ils me chargent son billet de retour.
Ah oui, j’ai aussi la visite du pusherde Francis qui veut savoir où il est rendu. Il me brasse un peu, puis il réalise que je ne sais pas. Je lui emprunte du pot (les pilules sont bonnes, mais ça me fait trop dormir).
Les journées défilent. Sans personne. Train-train d’hôpital. C’est bizarre, je me sens mieux. La psy me dit que c’est positif. Selon elle, ça veut dire que je réalise que je vais mal. C’est une femme compliquée.
Sébastien le préposé me fait rire en se moquant des infirmières dans leur dos. C’est vraiment un beau gars. C’est un grand brun bien bâti aux cheveux très, très courts, mais avec des favoris. Chaque fois que j’essaie de le cruiser, il retourne ça en farces. Je le sais qu’il est gay, mais j’aime mieux penser qu’il est marié. De toute façon, maintenant les deux se peuvent en même temps.
Trois mois plus tard, on me donne mon congé. J’ai l’impression que je le termine.
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La visite
À Châteauguay, on voit les gazons. Le sang sur le trottoir est quasiment tout effacé. Dans le terreau du parterre, je trouve un morceau d’ongle à motif de cœur. Je ne ressens rien.
Il y a de la poussière sur les lumières de Noël devant la porte. Le condo est vide. Francis est parti avec les meubles mais il a laissé 40 $ sur le comptoir de cuisine. C’est fin. Le tapis dans l’entrée est plein de nouvelles enveloppes avec «urgent» étampé dessus: assurances, hôpital, banque, avocat. Le tapis du salon, lui, est moins encombré. En plus, c’est un shaggy. Je m’allonge dessus et je dors.
Sur le perron, un petit châtain à moustache, timide mais viril, me tend une enveloppe. Son visage est éclairé par les décorations, que j’avais allumées pour rire jaune. Il y a des pellicules sur ses épaulettes. On dirait qu’il a neigé.
— Madame Sylvie Hébert?
— Mademoiselle.
Il rit et me dévisage, surpris. Je ne suis pas à mon avantage (sweat pants, sweat shirt, sweat face) mais il sourit. Il devient comme beau. Ce n’est pas John Cusack, mais il a une excellente situation: huissier.
C’est bizarre que les choses arrivent au moment où on n’y croit plus. Ça fait déjà six mois que Jacques et moi on reste ensemble dans son split-level. Il a remboursé mes dettes sauf le billet de Pablo. Il fait l’amour comme un gars de sa grosseur (doucement mais quand même assez raide, wow!). Je ne comprends pas ce qu’il me trouve ni ce que je lui trouve. Pas grave, on s’aime. C’est Noël dans neuf semaines, mais j’ai déjà mon cadeau. Merci la vie.
http://clindoeil.canoe.com/societe/arti ... 21-cd.html
Le départ
Il y a des moments où la vie nous doit un cadeau. À 38 ans, la vie m’en doit trop. Cette année, j’ai donc décidé de ne plus attendre. Je me l’offre moi-même. Ça tombe bien: c’est Noël.
Sur l’écran au-dessus des sièges, il y a de gros flocons de neige et le visage de John Cusack est éclairé par les décorations du perron de Reese Witherspoon. Le char de John est pris dans la neige et il est allé sonner à la porte de son chalet, la chanceuse. Elle l’a, elle, son cadeau.
Christmas Date. Je pourrais me passer des écouteurs; je connais le film par cœur. Je l’ai vu quatre fois quand il était en salle, dont deux fois avec Micheline.
C’est plate qu’elle ait dû annuler à la dernière minute (son chat a des problèmes de prostate), mais, finalement, ça va m’aider. Je suis cute, moi aussi, mais moins. Je vais au gym, je n’ai pas encore besoin de mettre trop de make-up, on me donne facilement entre 28 et 32, dépendant de l’heure. Micheline, elle, c’est un vrai pétard. Genre Halle Berry, mais blanche. Avec des cheveux longs, raides et roux. Le nez comme crochu (juste un peu), moins de hanches et plus petite aussi. Elle n’est pas juste belle, elle a aussi tendance à vouloir accaparer l’attention.
Je ne devrais pas dire ça. À elle aussi, la vie n’a pas fait beaucoup de cadeaux.
Elle m’a offert de payer quand même le forfait. J’ai refusé. C’est ma seule et meilleure chum. Sa situation financière est pire que la mienne, si ça se peut. Quand Paul l’a dompée là pour un danseur nu, elle s’est retrouvée avec rien. Moi, je ne verrai jamais les six mois de salaire que Cellubec me doit, mais il me reste 3 752,26 $ dans mon compte. Me restait, plutôt.
Micheline, c’est une artiste. Elle fait de la peinture miniature. Elle a un talent et une imagination extraordinaires! C’est pour ça que j’ai investi mes REER dans son entreprise. Elle fait des créations sur des faux ongles. Ça peut aller d’un simple motif à une reproduction de la Joconde. Ça demande une grande minutie.
Justement, l’agent de bord a remarqué les miens (à pois rouges et verts), au moment où j’essuyais le vin que j’avais renversé par accident sur son veston. C’est le genre d’affaire qui se produit au début d’une comédie romantique. J’ai recommandé plusieurs drinks pour poursuivre la conversation. Il s’appelle Sébastien. C’est vraiment un beau gars. Grand, brun, bien bâti. Avec une barbiche, mais propre et bien trimée. Il a un beau sourire gêné; on dirait que mes questions le mettent mal à l’aise. J’ai soudain un doute. Peut-être est-il marié?
Moi, je m’en fous. J’ai laissé la morale à la maison. Pour une fois dans ma vie, je vais penser à moi. Je souris en revoyant la face de Francis quand je lui ai annoncé que je partais dans le Sud avec Micheline pour les fêtes. Monsieur était surpris et pas content. Pourquoi je ne pourrais pas m’amuser en dehors du couple, moi aussi? Hein?
Il a beau nier, je sais tout.
Il dit qu’il reste à coucher chez Viviane à cause de la petite. Il n’a plus la garde à cause de ses anciens problèmes, alors c’est le seul moyen de vivre un peu de quotidien avec elle, de la voir grandir. Voyons donc, Marie-Maude a 16 ans et fait 5 pi 8 po! Pour la voir grandir, il aurait dû s’y prendre avant. En plus, quand il couche là, Viviane et lui sont dans le même lit. Il dit que c’est à cause de son dos; le sofa-lit est trop mou. Me semble… Ils font l’amour, c’est certain. C’est un beau salaud.
Je ne devrais pas dire ça. À lui aussi, la vie n’a pas fait de cadeaux.
Il y a quatre ans, après son accident à la colonne, il est tombé dans la dope. Ou c’est à cause de la dope qu’il a eu son accident à la colonne? En tout cas, il était menuisier pour la télé et le cinéma. Des gros tournages américains. Il a fait un buffet de Donald Sutherland et travaillé sur un plancher de Bruce Willis. Il paraît qu’ils ne sont pas gentils. Il n’a jamais travaillé pour John Cusack, mais il a entendu dire que c’était un trou de cul. Je suis certaine qu’il dit ça pour me faire chier.
Francis a des cheveux longs, mais il les porte en queue de cheval. C’est vraiment un beau gars. Il est grand, brun, bien bâti. Il embrasse bien, malgré son haleine de cigarette. Micheline le déteste. Ces deux-là sont comme chien et chat.
Ça fait trois ans que nous sommes ensemble. Je l’avais engagé pour qu’il refasse les armoires de cuisine du condo que je venais d’acheter, après que Micheline m’eut convaincue de quitter Gilles. Finalement, il a tout refait: du set de salon au set de chambre à coucher. Francis a emménagé avec moi, c’était plus facile pour terminer la job de rester sur place. Quand Gilles a retrouvé où j’habitais, Francis l’a frappé avec un «deux par quatre» et Gilles n’est plus revenu m’achaler. Ça a été le début de notre histoire d’amour. Le prince charmant qui sauve la princesse. À l’époque, je croyais que c’était un cadeau que la vie me faisait.
Pub.
Le réveillon
Le Boeing fait «boeïng!» quand ses roues touchent l’asphalte. La cabine shake fort. Je pense à Toronto. Finalement l’avion s’arrête. Les gens applaudissent, soulagés de ne pas être morts.
Dans l’aéroport de Puerto Penoso, je perds mon ongle de pouce en récupérant ma grosse valise jaune dans le carrousel. Pas si grave, j’ai plein d’autres échantillons dans mon sac. Et le motif à pois, c’est le plus facile à refaire.
Les réceptionnistes du Las Palmas me disent en simili-anglais (ça tombe bien, c’est celui-là que je parle) que les chambres avec vue sur la plage sont données aux occupations doubles. J’ai beau essayer de leur faire comprendre que je paye pour deux, rien n’y fait.
— Drôle de politique pour un «Formule club célibataires».
— Madame, le Las Palmas, est un club familial. Vous devez confondre avec le Las Palomas à l’autre bout de la plage.
— Ah oui?
C’est vrai que, à cause de l’excitation, j’avais fait la réservation rapidement. Des fois, je veux trop et ça me mélange. Bon là, je ne peux rien y faire. Mais ça réduit énormément le nombre de prospects.
Heureusement, trois jours plus tard, la chance se manifeste. Au cours de salsa sur la plage, je rencontre Charles qui a fait la même erreur que moi. Ça fait 10 jours qu’il est arrivé. Il est désespéré.
C’est vraiment un beau gars. Grand, brun. Il me rappelle John Cusack. Mais John Cusack à 57 ans avec une bedaine et une teinture de cheveux qui paraît. Peu importe, il est très gentil et attentionné à mon égard. Il va me chercher des drinks et me met de la crème avec ses vrais doigts d’homme. Dans sa chambre, il me confie son secret: dans la précipitation du départ, il a oublié son Viagra à Montréal. Il ne garantit rien.
Finalement, malgré mes efforts, il a raison.
Il pleure un peu sur mes seins et nous passons le reste de l’après-midi à jaser de son ex et de sa passion pour les seadoos. Les ongles de Micheline ne l’intéressent pas beaucoup. Il me fait promettre de nous revoir. Dans un tout-inclus, ce n’est pas difficile.
Je passe le réveillon à la disco. La dinde, c’est moi. Il n’y a personne à part le barman (laid) qui parle juste espagnol. Je lui demande de monter la musique et baisser l’air climatisé. Souriant et empressé, il monte l’air climatisé et baisse la musique. Je cherche d’autres mots, d’autres gestes, et puis fuck, je dis: «Gracias». Au son des Vengaboys, Aqua et Enrique Iglesias, je cale des margaritas. Je ne tache quasiment pas ma robe.
À la fermeture, la chance est de nouveau au rendez-vous. Je tombe sur Pablo, un animateur très sympathique qui donne les cours de power yoga. Il me ramasse et me raccompagne à ma chambre pour m’enseigner un mouvement en privé.
C’est vraiment un beau gars. Plus Banderas que Cusack, mais je ne me plains pas. Grand, brun, bâti, parlant le simili-anglais. Il a tout ce qu’il faut, sauf des condoms. Me semblait en avoir mis 28 dans ma trousse de toilette (2 par jour, je m’étais dit), mais ils ne sont pas là. Je soupçonne Francis ou ma distraction.
Je vais cogner à la porte de Charles pour lui en emprunter. Il n’est pas content. À la réception, ils n’en ont pas. J’ai comme l’impression d’avoir l’air folle.
De retour dans ma chambre, je surprends Pablo qui fouille dans ma sacoche. Nerveux, il dit que c’était pour re-re-re-revérifier s’il n’y avait pas de préservativos.
— Eh wô, j’ai l’air d’une valise?
Ma phrase tombe mal, j’ai mon ensemble jaune. Pablo sourit. Finalement, je change de stratégie et menace de le dénoncer à la direction.
Il craque et me parle de sa famille: de son père décédé lors d’une fusillade, de sa mère qui a la sclérose en plaques, de ses 12 frères et sœurs. À lui aussi, la vie ne fait pas beaucoup de cadeaux. Mal à l’aise, je lui donne 100 $US. Nous échangeons nos adresses et un french. Je ne veux plus aller plus loin. J’ai comme perdu le goût.
La débandade
J’appelle à Montréal pour souhaiter «Felix Navidad» à Micheline. Je tombe sur son répondeur. Je lui dis que je passe d’excellentes vacances, que j’ai déjà eu deux aventures et que ses ongles ont un succès fou. Je n’en mets pas trop pour ne pas la déprimer.
Les jours qui suivent se passent à essayer d’éviter Charles, qui lui, essaye l’inverse. Pablo aussi. Il a trouvé des condoms, mais je refuse ses propositions, même de mariage. Je ne veux pas profiter de la situation. En plus, je remarque un détail qui m’avait échappé à cause de la noirceur et des margaritas. Il a les dents d’en avant écartées et ça le fait zozoter, même en espagnol. La magie est brisée.
Après le souper de Noël, je vais au casino où il y a plus de monde. Charles m’aborde. Je lui fais comprendre de faire de l’air (je vais aux toilettes). C’est alors que je le vois, derrière la table de roulette.
Son visage est éclairé par les lumières de Noël enroulées autour du faux palmier. Il n’y a pas de gros flocons, mais j’en vois. C’est Bertrand Dupuis, le réalisateur. Ayoye! Le petit gars de Laval-Ouest qui vit maintenant à Santa Monica. Il a dirigé toutes les vedettes comme Van Damne, Demi Moore, le gars de Friends, Macha Grenon... et John Cusack.
Prenant mon courage et ma margarita à deux mains, je me dirige discrètement sur lui. Il me coupe l’herbe sous les pieds en m’adressant la parole.
— Vous êtes du Québec?
— Euh... ça se remarque tant que ça?
Mes ongles. Ce soir, j’ai mis ceux à motif de fleurs de lys pour contraster avec le saumon de ma robe. Il est vite. En plus, c’est vraiment un beau gars. Quarantaine bien entretenue. Clooney. Super-élégant. Je suis certaine d’avoir entendu le nom du designer à Entertainment Tonight.
Habile, il me fait parler. Je lui raconte mes affaires. Il rit. Je lui demande pourquoi. Il me répond qu’il prend des notes mentalement pour un film. J’accepte qu’il utilise mon histoire, mais à condition d’avoir un pourcentage. Il rit... Silence. OK, il faisait une joke.
On parle cinéma. De tout et de John Cusack. Il me confie qu’il est très gentil. Pas capricieux comme d’autres. Bon, je le savais. Francis est vraiment con.
Justement, il le connaît, Francis. Il l’a déjà fait congédier du plateau de tournage de Punching Truth à Montréal. Il avait égratigné la roulotte de Sylvester Stallone en transportant un contreplaqué. Ça, c’est en plein Francis. Je m’excuse à sa place.
Il devance ma question et m’avoue qu’il est marié. Je fais la fille cool. J’échappe de la margarita sur ma robe (c’est ma manie), mais je trouve vite une excuse: l’air climatisé est trop fort et j’ai la shake. Il me propose d’aller sur la plage. Ah puis fuck; ma morale est à la maison. La sienne aussi.
Au son des vagues et de «Eternal Flame» (interprété en simili-anglais par Pablo à la soirée karaoké) il me parle de sa relation difficile avec Birgit. Après 10 ans de vie de couple, l’étincelle est plus dure à rallumer. Il m’enlève les mots de la bouche en m’embrassant doucement, mais quand même assez raide. Wow!
Je lui demande ce qu’il peut bien faire dans un club de même. Cher pour moi. Pour lui, assez ordinaire, merci! Il me rassure en disant qu’il a une villa sur la falaise avec plage privée. Il vient ici seulement pour jouer au casino et faire du repérage. Il rit. Son rire me fait rire.
Vu que Charles nous a suivis et nous espionne, mal caché derrière le stand à serviettes, j’accepte sa proposition d’aller prendre un verre chez lui. Son Hummer sent le neuf. Sur le chemin, nous écrasons un poulet par accident. Derrière les grilles électriques, la superbe villa, dans le style qu’on voit dans Zorro, est illuminée par des milliers de lumières blanches posées sur les baobabs (genre).
Sur les murs de l’entrée, des posters encadrés des plus grands films de Bertrand. Velvet Pound avec Jeremy Irons et Debra Winger, Slap avec Tommy Lee Jones, Porky 8: 10 years After avec le petit gros devenu grand gros.
Nous nous installons sur la terrasse surplombant les toits de tôle. Au loin, les tout-inclus brillent. Soudain, Birgit arrive et nous sert les drinks. Ah bon. Souriante, elle s’assoit avec nous. Elle est très fine, mais je suis un peu mêlée.
Bertrand fait les présentations: Birgit est actrice. Elle joue seulement dans ses films (bizarre, je ne l’ai jamais remarquée). Elle est belle mais cernée. Genre Sharon Stone, mais d’un autre pays. Elle est toute nue en dessous de sa robe de chambre. On ne voit pas la cicatrice de ses seins.
Vu que c’est ma première fois, j’ai de la misère à sniffer la ligne que Bertrand m’a faite. Birgit en profite pour me flatter le cul. Je n’aime pas trop ça. Ils rient et essayent de me traîner dans la chambre à coucher. Je me débats assez raide et Bertrand se ramasse avec un faux ongle dans l’œil. Ça c’est moi.
Pendant qu’ils sont dans la salle de bains, un serviteur me raccompagne à la porte. C’est un gars fort.
Sur le chemin, je m’enfarge souvent. Il n’y a pas de lampadaires. Le gardien de la villa m’a donné un paquet d’allumettes. Je me guide avec ça. C’est les fêtes. Je me sens comme La petite fille aux allumettes, sauf que moi, je ne vois rien de merveilleux: des champs de canne à sucre, des cabanes en rotin, des chiens avec de l’eczéma qui me jappent après. Je pile sur un poulet effoiré par un Hummer. Je m’assis et pleure. J’ai comme le pressentiment qu’il n’y en aura pas de cadeau.
J’arrive au Las Palmas juste pour le déjeuner. À cette heure-là, le buffet est plein et j’ai tout ce que je veux. Sauf de la margarita.
De retour dans ma chambre, à genoux devant le bol de toilettes, je réalise qu’il me reste encore neuf jours. Je pense à Francis. Finalement, il n’est pas si pire que ça. Peut-être que je me suis imaginé des affaires. Si oui, je comprends qu’il soit choqué.
J’appelle chez nous, je tombe sur le répondeur. J’appelle chez Viviane, elle me dit que Francis n’est pas là.
— Il est venu hier après-midi donner son cadeau à Marie-Maude. Un set de faux ongles très laid, peinturé avec les faces des bonhommes de Bugs Bunny. Un pour chaque doigt. Il m’a dit qu’il passait Noël avec toi.
Je décide de rentrer tout de suite, même s’il y a un gros supplément.
Le retour
À Châteauguay, il pleut. Les décorations de Noël du condo sont éteintes. Je cogne ma valise jaune sur la table d’entrée. La pile de vieux courrier se répand sur le tapis. Des comptes, des comptes, des lettres de la banque, une lettre d’avocat.
Il est deux heures de l’après-midi, Francis est encore au lit. Avec Micheline.
Francis se défend en disant que lui aussi avait besoin d’un cadeau. Micheline l’engueule et sort de la chambre. Francis lui court après en s’excusant et l’appelle: «Mon amour». Puis il revient me dire la vérité. J’entends drôle.
Micheline et lui se voient en cachette depuis un an. Depuis Noël passé en fait. Au début, c’est vrai, les deux n’étaient pas capables de se sentir. Comme au début d’une comédie romantique. Et puis après, ils ont continué à faire comme si, pour pas que je me rende compte. Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ils seraient bons dans un film.
Je sors de la chambre. Micheline, en larmes, m’arrête et me demande pardon. Avec son kleenex, elle m’essuie le filet de bave qui a coulé sur mon menton et me dit qu’elle va me rembourser mon investissement. J’ai le goût de lui dire que ce n’est pas le temps de parler de ça, mais je manque de mots. En plus, elle n’a pas d’argent.
Je fais la fille cool. Je traverse le salon en souriant et me pitche dignement à travers la fenêtre. En bas, le banc de neige grise absorbe un peu le choc. Avant de m’évanouir, je vois un gros cadeau.
Ils viennent me voir souvent à l’hôpital. J’ai demandé qu’on leur interdise l’accès à la chambre, mais avec les tubes que j’ai dans la bouche, l’infirmière a compris l’inverse (je ne suis pas bonne avec les signes). Heureusement, au bout de deux semaines, ils se sentent moins coupables et je ne les vois plus.
Ma mère, qui est dans une résidence à Chandler, me téléphone à l’occasion, pendant ses périodes de lucidité. J’ai aussi des nouvelles du ministère de l’Immigration. Pablo s’est présenté à Dorval en possession d’une fausse lettre d’invitation en simili-anglais. Sauf que ma signature, elle, est bien réussie. Même si je ne suis plus solvable, ils me chargent son billet de retour.
Ah oui, j’ai aussi la visite du pusherde Francis qui veut savoir où il est rendu. Il me brasse un peu, puis il réalise que je ne sais pas. Je lui emprunte du pot (les pilules sont bonnes, mais ça me fait trop dormir).
Les journées défilent. Sans personne. Train-train d’hôpital. C’est bizarre, je me sens mieux. La psy me dit que c’est positif. Selon elle, ça veut dire que je réalise que je vais mal. C’est une femme compliquée.
Sébastien le préposé me fait rire en se moquant des infirmières dans leur dos. C’est vraiment un beau gars. C’est un grand brun bien bâti aux cheveux très, très courts, mais avec des favoris. Chaque fois que j’essaie de le cruiser, il retourne ça en farces. Je le sais qu’il est gay, mais j’aime mieux penser qu’il est marié. De toute façon, maintenant les deux se peuvent en même temps.
Trois mois plus tard, on me donne mon congé. J’ai l’impression que je le termine.
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La visite
À Châteauguay, on voit les gazons. Le sang sur le trottoir est quasiment tout effacé. Dans le terreau du parterre, je trouve un morceau d’ongle à motif de cœur. Je ne ressens rien.
Il y a de la poussière sur les lumières de Noël devant la porte. Le condo est vide. Francis est parti avec les meubles mais il a laissé 40 $ sur le comptoir de cuisine. C’est fin. Le tapis dans l’entrée est plein de nouvelles enveloppes avec «urgent» étampé dessus: assurances, hôpital, banque, avocat. Le tapis du salon, lui, est moins encombré. En plus, c’est un shaggy. Je m’allonge dessus et je dors.
Sur le perron, un petit châtain à moustache, timide mais viril, me tend une enveloppe. Son visage est éclairé par les décorations, que j’avais allumées pour rire jaune. Il y a des pellicules sur ses épaulettes. On dirait qu’il a neigé.
— Madame Sylvie Hébert?
— Mademoiselle.
Il rit et me dévisage, surpris. Je ne suis pas à mon avantage (sweat pants, sweat shirt, sweat face) mais il sourit. Il devient comme beau. Ce n’est pas John Cusack, mais il a une excellente situation: huissier.
C’est bizarre que les choses arrivent au moment où on n’y croit plus. Ça fait déjà six mois que Jacques et moi on reste ensemble dans son split-level. Il a remboursé mes dettes sauf le billet de Pablo. Il fait l’amour comme un gars de sa grosseur (doucement mais quand même assez raide, wow!). Je ne comprends pas ce qu’il me trouve ni ce que je lui trouve. Pas grave, on s’aime. C’est Noël dans neuf semaines, mais j’ai déjà mon cadeau. Merci la vie.
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