Incognito à l'école... Le calvaire des profs en 2010
Publié : lun. févr. 15, 2010 7:58 pm
Incognito à l'école
Le calvaire des profs en 2010
Sébastien Ménard
Le Journal de Montréal
15/02/2010 04h22 - Mise à jour 15/02/2010 04h00
Une enquête inédite
NDLR. Six ans après avoir travaillé comme suppléant dans une polyvalente de la Rive-Nord, notre journaliste spécialisé en éducation, Sébastien Ménard, a répété l'expérience en travaillant incognito comme suppléant dans une polyvalente située en région, mais aussi comme directeur dans une école primaire de la Rive-Sud. Du jamais vu.
À l'heure où le taux de décrochage atteint un niveau alarmant, certains des constats qu'il a faits soulèvent de graves questions quant à la gestion de l'éducation au Québec. Certes, les enseignants sont confrontés à des cas de plus en plus lourds, mais les directeurs d'école ne sont pas en reste, comme vous le lirez aujourd'hui.
Une série de reportages à suivre durant toute la semaine
En plus de devoir composer avec des élèves qui les envoient régulièrement promener et des parents qui accordent peu d'importance à l'école, les enseignants québécois sont constamment sur le qui-vive, en 2010, craignant à tout moment d'être filmés à leur insu et de se retrouver sans le savoir sur le Web.
Pour être prof, ces temps-ci, il faut beaucoup plus que de la patience.
Il est aussi utile d'avoir des yeux tout le tour de la tête, a constaté le Journal, en se glissant dans la peau d'un suppléant durant 11 périodes d'enseignement, la semaine dernière, soit l'équivalent d'une semaine de travail complète pour bien des profs.
Six ans après avoir mené une enquête similaire dans une polyvalente de la Rive-Nord, le Journal s'est rendu dans une école secondaire située en région et qui incarne bien la moyenne québécoise.
L'auteur de ces lignes a enseigné incognito à des élèves de 3e et 5e secondaires.
On lui a demandé de donner des cours de français, de superviser des périodes du nouveau cours «projet personnel d'orientation» (PPO), et de donner quelques leçons du fameux programme d'éthique et culture religieuse.
Détresse psychologique
Premier constat : qu'ils habitent en région ou près de Montréal, les élèves sont tout aussi irrespectueux envers les profs qu'il y a six ans. Sinon davantage.
Le représentant du Journal ne compte d'ailleurs plus les fois où des élèves ont failli le faire sortir de ses gonds en lui servant des blasphèmes en guise de réponse.
«Coudon, câl... As-tu rien que ça à faire surveiller ce qu'on fait», a lancé une élève du cours de PPO à qui notre journaliste demandait de faire son travail.
« Ben là, qu'est-ce ça fait, câl... », d'ajouter un autre élève au même moment.
Le règne des enfants-rois s'est aussi poursuivi dans les écoles, ces dernières années.
Des élèves de 14 ou 15 ans refusent systématiquement de faire ce qui est demandé sous prétexte que «ça ne leur tente pas».
«J'ai pas rien que ça à faire, écrire comme tu veux», a lancé une adolescente à notre suppléant-reporter.
À l'heure où 20 % des profs souffrent de détresse psychologique, selon une étude rendue publique récemment, les parents ne sont pas toujours d'un grand secours, déplore un enseignant expérimenté.
Un stress de plus
«Il y en a qui motivent n'importe quelle sorte d'absence, que ce soit pour aller magasiner ou pour suivre leurs cours de conduite au lieu d'aller à l'école», dit-il En accueillant notre journaliste à l'école, le prof lui a fait la même mise en garde qu'il sert «à tous ceux» qui y travaillent, cette année. «Fais attention aux cellulaires, aux iPod et aux iPod Nano. Et garde toujours ton sang-froid : tu ne sais jamais quand tu peux être filmé», a-t-il expliqué.
«C'est un stress de plus sur nos épaules», confie-t-il.
Il y a quelques semaines, une enseignante de l'école où a travaillé le Journal s'est retrouvée, sans le savoir, sur Facebook, où une page avait été créée pour se moquer d'elle. Depuis, tout le personnel est sur les dents.
«Je ne sais pas comment on va régler ce problème-là», indique le directeur, visiblement désemparé.
DES MOMENTS PLAISANTS
Le quotidien des directeurs d'école n'est heureusement pas toujours sombre. Si c'était le cas, peu de gens accepteraient de faire ce travail. Voici quelques exemples de moments plaisants auxquels le Journal a assisté.
Soigner une crise existentielle
Une fillette de première année est blottie contre son père dans l'entrée de l'établissement, ce matin-là. «Elle a une crise existentielle. Elle ne voulait pas venir à l'école», explique le père, lorsque le directeur se dirige vers lui.
Le patron de l'école tend la main de la petite et l'escorte jusqu'à sa classe. Elle cesse de pleurer et lui fait un câlin avant de rejoindre son enseignante.
Rire avec les enfants
Le directeur avec qui a travaillé le représentant du Journal se fait un devoir de prendre du temps pour rire avec les enfants dès qu'il en a la chance. Un après-midi, ç'a été en surprenant un groupe de filles qui écoutaient une chanson de Lady Gaga. Le directeur a emprunté le iPod de l'une d'elles et s'est mis à danser, provoquant le fou rire du trio. Plus tôt, c'était en sautant à la corde dans le gymnase de l'école, devant le regard amusé des enseignants d'éducation physique et de leurs élèves.
Récompenser un élève qui progresse
Le garçon qui s'est présenté cet après-midi-là dans le bureau du directeur est un habitué, généralement pour les mauvaises raisons. Mais, depuis quelques jours, son enseignante ne le reconnaît plus. Il s'est grandement amélioré, dit-elle. Le directeur n'en croyait pas ses oreilles. Il est allé prendre un toutou dans un sac et l'a donné au garçon. Le petit était ravi et il a serré le directeur dans ses bras. "Merci beaucoup", lui a-t-il dit, tout sourire.
Vu et entendu dans le bureau du directeur
DES GUERRES DE PARENTS TRANSPORTÉES À L'ÉCOLE
Il est 15 h, ce jour-là, lorsqu'une mère de famille monoparentale entre en trombe dans le bureau du directeur.
Elle vient de recevoir un courriel de son ex-conjoint la prévenant qu'il viendra chercher ses enfants pour dîner le lendemain, même si elle estime qu'il n'en a pas le droit légalement. «J'aimerais ça que vous vous assuriez qu'il ne les emmène pas avec lui», implore-t-elle.
Le directeur acquiesce et la mère s'en va, rassurée. «S'il vient [et qu'il refuse de partir], je n'aurai pas d'autre choix que d'appeler la police», soupire-t-il.
FUMER ET BOIRE... EN 4e ANNÉE
Le représentant du Journal souligne au directeur qu'un des élèves qui vient de quitter son bureau portait un chandail orné de têtes de mort, même si le «code de vie» l'interdit. Il hausse les épaules et n'en fait pas de cas.
«S'il enlève ça, il n'a plus rien à se mettre, explique le directeur. En 4e année, son père le laissait fumer et boire de la bière. Il a même volé de l'argent dans mon bureau, alors t'imagines...»
DES FONCTIONNAIRES QUI SUPERVISENT LES FORMULAIRES ET LES FACTURES
La pile de formulaires et de factures à signer ce lundi-là est assez impressionnante. Mais le patron de l'école se fâche lorsqu'il constate qu'il doit signer de nouveau un document qu'il a déjà rempli il y a quelques semaines. Il doit retranscrire le bon code budgétaire -il en connaît la liste par coeur -et y apposer sa signature. Mais l'attention du Journal se tourne vers une feuille rose, qui a été soigneusement agrafée à une de ces factures. Une fonctionnaire de la commission scolaire y fournit la marche à suivre pour «bien remplir» le document. Surréaliste.
«JE VAIS TE TAPER, TAPER, TAPER»
Le bureau du directeur d'école n'est plus uniquement le lieu de rassemblement des élèves indisciplinés qui désobéissent aux règlements. C'est aussi, de plus en plus, l'endroit où se retrouvent des enfants éprouvant des troubles de comportement et d'apprentissage évidents.
À côté de la porte, un élève crie à tue-tête qu'il va «taper, taper, taper» celui qui l'a mis en punition.
«Oublie ça, il n'y a rien à faire», lance le directeur à notre journaliste.
LE REFUGE DES PROFS DÉSEMPARÉS
Où vont les profs désemparés lorsqu'ils ne savent plus quoi faire avec certains de leurs élèves éprouvant des difficultés ou avec des parents qui leur donnent du fil à retordre ? Dans le bureau du directeur, évidemment. Lorsque ce n'est pas une enseignante qui claironne dans le corridor que «le changement de médication» d'un enfant «ne fonctionne pas du tout», c'est une autre prof qui se précipite dans le bureau pour décompresser. «J'ai besoin de parler. Ça va me faire du bien», confie-t-elle, à bout de nerfs.
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Le calvaire des profs en 2010
Sébastien Ménard
Le Journal de Montréal
15/02/2010 04h22 - Mise à jour 15/02/2010 04h00
Une enquête inédite
NDLR. Six ans après avoir travaillé comme suppléant dans une polyvalente de la Rive-Nord, notre journaliste spécialisé en éducation, Sébastien Ménard, a répété l'expérience en travaillant incognito comme suppléant dans une polyvalente située en région, mais aussi comme directeur dans une école primaire de la Rive-Sud. Du jamais vu.
À l'heure où le taux de décrochage atteint un niveau alarmant, certains des constats qu'il a faits soulèvent de graves questions quant à la gestion de l'éducation au Québec. Certes, les enseignants sont confrontés à des cas de plus en plus lourds, mais les directeurs d'école ne sont pas en reste, comme vous le lirez aujourd'hui.
Une série de reportages à suivre durant toute la semaine
En plus de devoir composer avec des élèves qui les envoient régulièrement promener et des parents qui accordent peu d'importance à l'école, les enseignants québécois sont constamment sur le qui-vive, en 2010, craignant à tout moment d'être filmés à leur insu et de se retrouver sans le savoir sur le Web.
Pour être prof, ces temps-ci, il faut beaucoup plus que de la patience.
Il est aussi utile d'avoir des yeux tout le tour de la tête, a constaté le Journal, en se glissant dans la peau d'un suppléant durant 11 périodes d'enseignement, la semaine dernière, soit l'équivalent d'une semaine de travail complète pour bien des profs.
Six ans après avoir mené une enquête similaire dans une polyvalente de la Rive-Nord, le Journal s'est rendu dans une école secondaire située en région et qui incarne bien la moyenne québécoise.
L'auteur de ces lignes a enseigné incognito à des élèves de 3e et 5e secondaires.
On lui a demandé de donner des cours de français, de superviser des périodes du nouveau cours «projet personnel d'orientation» (PPO), et de donner quelques leçons du fameux programme d'éthique et culture religieuse.
Détresse psychologique
Premier constat : qu'ils habitent en région ou près de Montréal, les élèves sont tout aussi irrespectueux envers les profs qu'il y a six ans. Sinon davantage.
Le représentant du Journal ne compte d'ailleurs plus les fois où des élèves ont failli le faire sortir de ses gonds en lui servant des blasphèmes en guise de réponse.
«Coudon, câl... As-tu rien que ça à faire surveiller ce qu'on fait», a lancé une élève du cours de PPO à qui notre journaliste demandait de faire son travail.
« Ben là, qu'est-ce ça fait, câl... », d'ajouter un autre élève au même moment.
Le règne des enfants-rois s'est aussi poursuivi dans les écoles, ces dernières années.
Des élèves de 14 ou 15 ans refusent systématiquement de faire ce qui est demandé sous prétexte que «ça ne leur tente pas».
«J'ai pas rien que ça à faire, écrire comme tu veux», a lancé une adolescente à notre suppléant-reporter.
À l'heure où 20 % des profs souffrent de détresse psychologique, selon une étude rendue publique récemment, les parents ne sont pas toujours d'un grand secours, déplore un enseignant expérimenté.
Un stress de plus
«Il y en a qui motivent n'importe quelle sorte d'absence, que ce soit pour aller magasiner ou pour suivre leurs cours de conduite au lieu d'aller à l'école», dit-il En accueillant notre journaliste à l'école, le prof lui a fait la même mise en garde qu'il sert «à tous ceux» qui y travaillent, cette année. «Fais attention aux cellulaires, aux iPod et aux iPod Nano. Et garde toujours ton sang-froid : tu ne sais jamais quand tu peux être filmé», a-t-il expliqué.
«C'est un stress de plus sur nos épaules», confie-t-il.
Il y a quelques semaines, une enseignante de l'école où a travaillé le Journal s'est retrouvée, sans le savoir, sur Facebook, où une page avait été créée pour se moquer d'elle. Depuis, tout le personnel est sur les dents.
«Je ne sais pas comment on va régler ce problème-là», indique le directeur, visiblement désemparé.
DES MOMENTS PLAISANTS
Le quotidien des directeurs d'école n'est heureusement pas toujours sombre. Si c'était le cas, peu de gens accepteraient de faire ce travail. Voici quelques exemples de moments plaisants auxquels le Journal a assisté.
Soigner une crise existentielle
Une fillette de première année est blottie contre son père dans l'entrée de l'établissement, ce matin-là. «Elle a une crise existentielle. Elle ne voulait pas venir à l'école», explique le père, lorsque le directeur se dirige vers lui.
Le patron de l'école tend la main de la petite et l'escorte jusqu'à sa classe. Elle cesse de pleurer et lui fait un câlin avant de rejoindre son enseignante.
Rire avec les enfants
Le directeur avec qui a travaillé le représentant du Journal se fait un devoir de prendre du temps pour rire avec les enfants dès qu'il en a la chance. Un après-midi, ç'a été en surprenant un groupe de filles qui écoutaient une chanson de Lady Gaga. Le directeur a emprunté le iPod de l'une d'elles et s'est mis à danser, provoquant le fou rire du trio. Plus tôt, c'était en sautant à la corde dans le gymnase de l'école, devant le regard amusé des enseignants d'éducation physique et de leurs élèves.
Récompenser un élève qui progresse
Le garçon qui s'est présenté cet après-midi-là dans le bureau du directeur est un habitué, généralement pour les mauvaises raisons. Mais, depuis quelques jours, son enseignante ne le reconnaît plus. Il s'est grandement amélioré, dit-elle. Le directeur n'en croyait pas ses oreilles. Il est allé prendre un toutou dans un sac et l'a donné au garçon. Le petit était ravi et il a serré le directeur dans ses bras. "Merci beaucoup", lui a-t-il dit, tout sourire.
Vu et entendu dans le bureau du directeur
DES GUERRES DE PARENTS TRANSPORTÉES À L'ÉCOLE
Il est 15 h, ce jour-là, lorsqu'une mère de famille monoparentale entre en trombe dans le bureau du directeur.
Elle vient de recevoir un courriel de son ex-conjoint la prévenant qu'il viendra chercher ses enfants pour dîner le lendemain, même si elle estime qu'il n'en a pas le droit légalement. «J'aimerais ça que vous vous assuriez qu'il ne les emmène pas avec lui», implore-t-elle.
Le directeur acquiesce et la mère s'en va, rassurée. «S'il vient [et qu'il refuse de partir], je n'aurai pas d'autre choix que d'appeler la police», soupire-t-il.
FUMER ET BOIRE... EN 4e ANNÉE
Le représentant du Journal souligne au directeur qu'un des élèves qui vient de quitter son bureau portait un chandail orné de têtes de mort, même si le «code de vie» l'interdit. Il hausse les épaules et n'en fait pas de cas.
«S'il enlève ça, il n'a plus rien à se mettre, explique le directeur. En 4e année, son père le laissait fumer et boire de la bière. Il a même volé de l'argent dans mon bureau, alors t'imagines...»
DES FONCTIONNAIRES QUI SUPERVISENT LES FORMULAIRES ET LES FACTURES
La pile de formulaires et de factures à signer ce lundi-là est assez impressionnante. Mais le patron de l'école se fâche lorsqu'il constate qu'il doit signer de nouveau un document qu'il a déjà rempli il y a quelques semaines. Il doit retranscrire le bon code budgétaire -il en connaît la liste par coeur -et y apposer sa signature. Mais l'attention du Journal se tourne vers une feuille rose, qui a été soigneusement agrafée à une de ces factures. Une fonctionnaire de la commission scolaire y fournit la marche à suivre pour «bien remplir» le document. Surréaliste.
«JE VAIS TE TAPER, TAPER, TAPER»
Le bureau du directeur d'école n'est plus uniquement le lieu de rassemblement des élèves indisciplinés qui désobéissent aux règlements. C'est aussi, de plus en plus, l'endroit où se retrouvent des enfants éprouvant des troubles de comportement et d'apprentissage évidents.
À côté de la porte, un élève crie à tue-tête qu'il va «taper, taper, taper» celui qui l'a mis en punition.
«Oublie ça, il n'y a rien à faire», lance le directeur à notre journaliste.
LE REFUGE DES PROFS DÉSEMPARÉS
Où vont les profs désemparés lorsqu'ils ne savent plus quoi faire avec certains de leurs élèves éprouvant des difficultés ou avec des parents qui leur donnent du fil à retordre ? Dans le bureau du directeur, évidemment. Lorsque ce n'est pas une enseignante qui claironne dans le corridor que «le changement de médication» d'un enfant «ne fonctionne pas du tout», c'est une autre prof qui se précipite dans le bureau pour décompresser. «J'ai besoin de parler. Ça va me faire du bien», confie-t-elle, à bout de nerfs.
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