Premier Chapitre !!!!...

Le coin pour tous les arts: cinéma, musique, théâtre, littérature, peinture, danse, sculpture, c'est par ici!

Modérateur : Elise-Gisèle

Avatar de l’utilisateur
Jael
Intronisé au Panthéon
Messages : 29150
Inscription : mer. oct. 29, 2003 1:00 am

Message par Jael »

souvent les éditeurs offres les premiers chapitre de roman ..

en voici quelques-uns...



RAFAËLE GERMAIN
SOUTIEN-GORGE ROSE
ET VESTON NOIR
ROMAN
Catalogage avant publication de la Bibliothèque nationale du Canada
Germain, Rafaële, 1976-
Soutien-gorge rose et veston noir
ISBN 2-7648-0143-2
I. Titre.
PS8589.R473S68 2004 C843’.54 C2004-941553-0
PS9589.R473S68 2004
Maquette de la couverture
FRANCE LAFOND
Infographie et mise en pages
LUC JACQUES
Illustration de la couverture
MAUD GAUTHIER
Illustrations
PIERRE BRASSARD
Les Éditions Libre Expression remercient le ministère
du Patrimoine canadien, le Conseil des arts du Canada, la Société
de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) et
le Programme de crédit d’impôt du gouvernement du Québec du soutien accordé à
son programme de publication.
Tous droits de traduction et d’adaptation réservés ;
toute reproduction d’un extrait quelconque de ce livre
par quelque procédé que ce soit, et notamment par photocopie
ou microfilm, est strictement interdite sans l’autorisation
écrite de l’éditeur.
© 2004, Éditions Libre Expression
Éditions Libre Expression
7, chemin Bates
Outremont (Québec) H2V 4V7
Dépôt légal
3e trimestre 2004
ISBN 2-7648-0143-2


À mes deux éminences, la grise et la blonde,
André Bastien et Véronique Forest.


When I was just a little girl
I asked my mother
« What will I be ?
Will I be pretty ? Will I be rich ? »
Here’s what she said to me :
« Qué sera, sera. »
Quand j’étais petite, je ne demandais jamais
à ma mère si j’allais être jolie, ou si j’allais
devenir riche. Mais je lui demandais souvent si
j’allais un jour trouver le grand amour. Et ma
mère me répondait : « Qué sera, sera. » – littéralement.
Elle le chantait, pour être exacte.
« Qué sera, sera » : ce qui sera, sera. Il
s’agissait donc d’attendre, et de voir où la vie
me mènerait.
9
1
« J’ai une annonce à vous faire », a dit Stéphanie en
se levant. Elle a jeté un coup d’oeil circulaire autour de la
cour, mais à part moi, qui la regardais fixement avec un
air abruti, personne ne semblait l’avoir entendue.
La journée avait plutôt mal commencé – je m’étais
réveillée à quatorze heures, un peu étonnée d’être dans
mon lit, et sans aucun souvenir de comment je m’y étais
rendue. J’avais un mal de tête terrible, une vague nausée
et la nette impression d’être couchée dans un nuage de
vapeurs d’alcool, sans compter les dommages collatéraux
d’usage : cheveux ternes et secs, sentiment lancinant de
culpabilité et d’angoisse par rapport à ce que j’avais pu
dire et faire la veille, et une morsure d’origine inconnue sur
ma cuisse gauche. Au moins, il n’y avait pas un étranger
ronflant à côté de moi, c’était toujours ça de pris, comme
aurait dit ma mère.
Au bout d’une heure, je m’étais traînée jusqu’à la
cuisine pour me faire frire quelques tranches de bacon,
que je comptais arroser d’un grand verre de Gatorade – du
gras, du sel, des électrolytes : le remède idéal contre la
gueule de bois. Je m’étais assise sur la machine à laver,
regardant tour à tour le bacon et le liseré tout effiloché de
ma vieille robe de chambre, et portée comme toujours en
ces matins-là à l’introspection, j’avais réfléchi (quoique
mollement) à ce que j’étais devenue : 28 ans, célibataire
(irrémédiablement, joyeusement et fièrement célibataire),
recherchiste pigiste, vivant dans un quatre et demie pas
10
vraiment moderne avec trois chats et un bac à recyclage
rempli de bouteilles vides de Gatorade – aucune de ces
bouteilles, il faut dire, n’ayant été consommée dans un
contexte sportif.
À seize heures, j’étais encore en train de digérer mon
bacon quand je suis arrivée chez Stéphanie, à Verdun,
pour sa maudite épluchette de blé d’Inde annuelle. Elle
avait décoré la cour selon une thématique assez douteuse,
avec des ballots de foin et des nappes à carreaux – l’idée
étant sans doute de créer un effet « retraite champêtre »
qui, malheureusement, se mariait plutôt mal avec la ruelle
sordide qui passait juste derrière sa clôture, et où un chat
pouilleux jouait avec une canette de bière vide.
Stéphanie devait avoir invité à peu près tout le monde
qu’elle connaissait : une cinquantaine de personnes s’entassaient
sur la pelouse, avec une bière dans une main et
un blé d’Inde dans l’autre. Les rires fusaient de partout,
les pelures de blé d’Inde revolaient et la conversation allait
bon train – bref, ce n’était pas un public facile pour la
pauvre Stéphanie, qui essayait encore d’attirer l’attention
en toussotant.
« A-HEM ! » a-t-elle finalement crié en levant son
verre. Elle a attendu quelques secondes, puis a fait un geste
découragé qui cherchait à signifier à son unique audience
– moi – que, vraiment, de nos jours, il n’était plus possible
de se faire entendre à sa propre épluchette sans avoir à
hurler, puis elle s’est mise à taper frénétiquement sur son
verre avec la lame de son couteau.
Les gens se sont enfin retournés vers elle, l’air visiblement
contrarié. J’ai entendu une voix, derrière moi,
demander : « Qu’est-ce qui lui prend, à elle ? » S’en est
suivi un brouhaha amusé et vraiment très peu attentif qui a
fait crier à Stéphanie, maintenant d’une humeur exécrable :
« HEY ! J’ai une CÂLISSE d’annonce à faire ! » Un silence
légèrement ahuri s’est installé dans la cour.
« Bon ! a fini par dire Stéphanie. Je suis contente
que vous soyez ici ce soir. » Des regards amusés se sont
échangés. Depuis quand notre amie parlait-elle comme
11
un intervenant dans un congrès d’orthodontie ? « Je suis
contente que vous soyez ici, a repris Stéphanie, parce
que, ce soir, Charles et moi aimerions vous annoncer une
grande, grande nouvelle. »
Oh ! mon Dieu, me suis-je dit. Elle est enceinte. Mais
elle avait un grand verre de vin dans une main, ce qui
rendait cette explication peu plausible. Un nouvel emploi,
peut-être ? Une maison en banlieue ?
« Charles et moi, a dit Stéphanie, on va se marier. »
QUOI ? Tous les yeux se sont tournés vers moi.
Apparemment, j’avais parlé à haute voix. J’ai pris un
air un peu idiot : « J’ai renversé mon verre. Oups. » Et je
me suis penchée vers le sol, où il n’y avait, évidemment,
absolument rien.
Il y a eu un bref temps mort, puis une explosion selon
moi fort exagérée de joie, d’applaudissements et de cris
stridents de filles. Pourquoi, me suis-je demandée, pourquoi
est-ce que les filles sont toujours surexcitées quand une
d’entre elles se marie ?
« Chloé ? » Je me suis retournée pour apercevoir
Charles, tout souriant, qui tirait doucement sur ma manche.
« Tu avais l’air dans la lune, m’a-t-il dit. Es-tu contente
pour nous ? » Cher Charles. Il était, lui, au bord de l’extase.
« J’en reviens pas, a-t-il baragouiné. J’en reviens pas
qu’elle ait dit oui ! »
Je lui ai souri gentiment. Stéphanie et moi avions rencontré
Charles à l’université – il était en fait notre professeur
et, dès le premier cours qu’il nous avait donné, Stéphanie,
avec ses longs cheveux noirs et son petit côté ingénu, lui était
tombée dans l’oeil. Elle avait d’abord été flattée par l’intérêt
que lui portait cet homme plus âgé et si cultivé, puis, lentement,
elle avait été séduite. Ils s’étaient dragués timidement
et subtilement, les relations entre professeurs et étudiants
n’étant pas très bien vues, puis ils avaient commencé à
se fréquenter, selon la version officielle du moins, quand
Stéphanie était devenue chargée de cours.
« J’en reviens pas ! », a répété Charles. Il avait 49 ans,
soit vingt de plus que Stéphanie, et l’allure… d’un petit
12
monsieur, avec sa bedaine rebondie, sa calvitie, et sa
réserve apparemment inépuisable de débardeurs bruns.
C’était d’ailleurs ce qui expliquait son air constamment
ébahi quand il regardait Stéphanie, et que j’avais toujours
trouvé très touchant : même après sept ans, il n’en
revenait pas et se considérait comme le plus chanceux
des hommes.
Je lui ai mis une main sur l’épaule. « C’est… c’est
super, Charles. Je suis contente pour toi. » J’étais contente
pour lui. Vraiment. Mais je n’ai pas eu le temps d’élaborer.
Stéphanie était à côté de nous et tirait Charles par le bras.
« Oublie ça, mon toutou. Chloé est pas contente pour
nous. Tu l’as entendue, non ? Crier son “quoi ?”. Chloé te
le dira pas, parce qu’elle nous aime bien, mais elle trouve
que le mariage, c’est ridicule. Hein, Chloé ?
– …
– C’est bien ce que je pensais. Et là, elle attend juste
de trouver Juliette ou Antoine pour pouvoir parler contre
nous. Est-ce que j’ai tort ? »
Elle avait, en fait, parfaitement raison. Je me suis donc
contentée de sourire bêtement et d’ânonner « ben non, ben
non… » en attendant qu’elle et Charles s’en aillent. Ils sont
finalement partis, me laissant plantée là avec mon verre
de vin et mon lendemain de veille. J’étais en train de me
demander si mon estomac allait être capable de supporter
un blé d’Inde quand j’ai senti une main sur mon épaule.
« Pas fucking croyable, hein ? »
Je me suis retournée et j’ai poussé un petit cri de joie
en apercevant Antoine. Il était habillé tout en noir, comme
d’habitude, et portait un veston malgré la chaleur. Il est
incroyable, ai-je pensé. Non seulement il ne donne jamais
l’impression d’avoir chaud, mais même dans une épluchette
de blé d’Inde il a l’air à sa place en veston.
« Oh ! Allô mon chéri ! »
Il m’a fait son petit sourire en coin, celui qui m’avait
fait craquer, des années auparavant. Je l’ai embrassé sur
la joue, en me disant que je ne remarquais presque plus à
quel point il était beau avec son air un peu fendant.
13
« Hé boy, a dit Antoine en se reculant un peu. T’as
l’air du diable.
– Ah, ça va, hein… je suis assez poquée comme ça,
pas nécessaire de tourner le fer dans la plaie. » Antoine,
lui, n’avait jamais l’air du diable, même après avoir passé
quatre jours consécutifs complètement saoul dans un motel
de Val-d’Or avec une danseuse prénommé Belinda.
« Très subtil, ton intervention de tout à l’heure », a-t-il
dit. Puis il a répété mon « quoi ? » sur un ton moqueur.
« Ah, je sais, ai-je soupiré. Mais quand même. Faut
pas m’annoncer des choses pareilles quand je suis dans
cet état-là.
– Mais oui, mais qu’est-ce que tu veux… Ils vont
tous finir par se marier. Toute la maudite gang. Même
Juliette. »
Il a pointé un doigt en direction de notre amie Juliette,
qui discutait dans un coin avec son nouveau chum, un grand
nono de 21 ans qui prétendait être un artiste conceptuel et
dont je ne me souvenais jamais du prénom.
« Comment il s’appelle, déjà ? ai-je demandé à
Antoine.
– Je sais pas, je m’en rappelle jamais. Fido ? Il la suit
toujours comme un chien de poche. »
Je me suis mise à rire, mais Antoine m’a fait signe d’arrêter
: Juliette et Fido s’approchaient de nous. Ils formaient
un drôle de couple, tous les deux : Juliette avait dix ans de
plus que Fido, et, avec ses cheveux courts et ses vêtements
toujours maculés de peinture, elle avait l’air beaucoup plus
virile que lui, avec ses longs foulards colorés et ses boucles
blondes. Antoine et moi, d’ailleurs, étions convaincus que
Fido était gay, ce qui enrageait Juliette.
« Je sais pas pourquoi elle s’entête toujours à avoir
des chums ridicules avec qui elle sait pertinemment que
ça marchera pas », a murmuré Antoine en les regardant
s’avancer. C’était une bonne remarque. Comme Antoine et
moi, Juliette ne croyait pas vraiment au grand amour. Mais
elle persistait vaillamment, enchaînant des relations qui
ne duraient jamais beaucoup plus que deux ou trois mois.
14
J’avais déjà fait la même chose. Ma mère appelait cela de
l’autosabotage : en nous retrouvant avec des garçons qui
ne nous intéressaient pas vraiment, nous étions certaines
de ne pas avoir à nous engager.
« Salut, les enfants, a dit Antoine. Ça va ?
– Ça va, a répondu Juliette.
– Cool, man », a répondu Fido.
Juliette m’a fait la bise, puis s’est reculée d’un pas,
comme si elle avait été saisie d’effroi.
« Mais veux-tu bien me dire à quelle heure tu t’es
couchée hier, toi ?
– Ça va ! ai-je répliqué, pendant qu’Antoine éclatait de
rire. Je ne sais pas à quelle heure je me suis couchée. Ça
peut te donner une idée de l’état dans lequel j’étais.
– Pauv’ chouchoune, a dit Juliette en me caressant le
dos. Tu te rappelles de Samuel ? m’a-t-elle demandé en
pointant Fido.
– Samuel ! me suis-je écriée. Bien sûr ! Allô, Samuel ! »
Ce dernier m’a saluée de la tête, avec son air intense
d’artiste conceptuel, et a voulu savoir si j’étais certaine que
le blé d’Inde qu’on nous servait était vraiment bio.
« Pardon ?
– Je refuse de manger de la bouffe pas bio, man. C’est
plein de pesticide, c’est du poison lent.
– Ton corps est un temple, hein ? » lui a demandé
Antoine sur un ton moqueur.
Évidemment, Samuel a fait oui de la tête, le plus
sérieusement du monde.
« Malheureusement, lui a répondu Antoine, le blé d’Inde
est pas bio. Mais la trempette à l’ail, par exemple, est entièrement
faite d’ingrédients bio. Tu devrais aller te faire une
belle assiette de légumes avec de la trempette. »
Il n’en fallait pas plus à Samuel, qui est parti gaiement
vers la table sur laquelle se trouvaient les crudités.
« Pourquoi vous vous moquez toujours de lui ? » nous
a demandé Juliette quand il a été assez loin pour ne pas
entendre. Elle essayait d’avoir l’air fâchée, mais je voyais
qu’elle avait envie de rire. --Message edité par jael le 2004-11-29 19:10:29--
Avatar de l’utilisateur
Jael
Intronisé au Panthéon
Messages : 29150
Inscription : mer. oct. 29, 2003 1:00 am

Message par Jael »





PREMIER CHAPITRE
Titre : Le Talisman des Territoires
Tome 1 : Talisman –
Tome 2 : Territoires
Auteur : Stephen King, Peter Straub
Collection : Littérature
ISBN : 2-266-13036-6 N°11861

La quête spatio-temporelle du jeune Jack Sawyer qui pénètre un univers parallèle, les « Territoires » afin de trouver le « Talisman » qui sauvera sa mère d'une mort terrifiante. Ici et maintenant I Bienvenue au Pays des Ravins 1. Ici et maintenant, comme un vieil ami disait souvent, nous sommes dans le présent, le temps qui passe, là où le discernement ne suffit pas à assurer une vision parfaite. « Ici » : à soixante mètres de hauteur environ, l’altitude d’un aigle en vol plané, au-dessus des confins occidentaux de l’État du Wisconsin, à la frontière naturelle qu’établissent les divagations du Mississippi. « Maintenant » : tôt le matin, un vendredi de la mi-juillet, quelques années après le début d’un nouveau siècle et d’un nouveau millénaire, tous deux au cours si capricieux et si secret que même un aveugle a plus de chances que vous d’entrevoir ce qui va arriver. Ici et maintenant, il est un peu plus de 6 heures du matin. Le soleil est bas dans le ciel sans nuages, une grosse boule jaunâtre qui avance vers l’avenir comme si c’était toujours la première fois, laissant derrière elle l’accumulation obstinée du temps passé, lequel s’assombrit en s’estompant et nous frappe tous de cécité. En bas, ses rayons précoces effleurent les vastes ondulations du fleuve, y allument des taches incandescentes. Ils rebondissent sur les rails de la ligne Burlington Northern-Santa Fe, qui courent entre les berges et l’arrière des maisonnettes pauvres alignées le long de la départementale Oo, connue sous le nom d’Allée des Clous, partie basse de la petite ville douillette qui s’étend sous nos yeux, sur la colline et vers l’est. À ce moment, au Pays des Ravins, le monde paraît retenir son souffle. Autour de nous, l’air immobile est chargé d’une pureté, d’une douceur si remarquables qu’on imagine pouvoir sentir
© Stephen King et Peter Straub, 2001
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002
l’odeur d’un radis fraîchement arraché de terre à un kilomètre de là. Face au soleil, maintenant, notre vol nous éloigne du fleuve, des rails scintillants, des jardinets et des toits, puis nous passons au-dessus d’une rangée de Harley Davidson garées sur leurs béquilles. Les modestes demeures de l’Allée des Clous ont été construites au début du siècle qui vient de s’enfuir pour les tourneurs, les fondeurs et les grutiers employés par la clouterie Pederson. Présumant que ces esclaves modernes ne se plaindraient jamais de l’inconfort de logements subventionnés, la direction a économisé autant que possible. Après avoir subi de multiples hémorragies dans les années 1950, l’usine exsangue s’est finalement éteinte en 1963. Les Harley en attente semblent indiquer que les prolétaires ont été remplacés par une bande de motards, et l’apparence uniformément sinistre de leurs propriétaires paraît confirmer cette hypothèse : ces hommes hirsutes, affligés d’une dentition rien moins que complète, portent bedaine, blouson noir et boucle d’oreille – une hypothèse qui, comme presque toutes, contient une inquiétante demi-vérité. Les résidents actuels de l’Allée des Clous, que les natifs toujours soupçonneux ont surnommés le Gang des Bécanes peu après leur installation dans la rangée de masures le long du fleuve, ne sont pourtant pas si facilement classables. Ce sont des ouvriers qualifiés de la brasserie Kingsland, située à la sortie sud de la ville, à l’est du Mississippi. Si nous regardons sur notre droite, nous apercevons « le plus gros pack de six au monde », en fait, les cuves de stockage de la brasserie, frappées du sigle gigantesque de « La Blonde du Bon Vieux Temps ». Les nouveaux venus se sont connus sur le campus Urbana-Champaign de l’université de l’Illinois, où ils étudiaient la littérature anglaise, la philosophie et même la chirurgie – l’un d’entre eux était interne à l’hôpital universitaire. Ils apprécient avec humour le sobriquet qui leur a été donné ici. Ils le trouvent attendrissant, évocateur de BD. Eux-mêmes se présentent comme les « suppôts de Hegel ». Ils forment un groupe digne d’intérêt, avec lequel nous ferons connaissance plus tard. Pour l’instant, nous n’avons que le temps de remarquer les affiches apposées sur plusieurs des porches de la rue, sur deux lampadaires et quelques immeubles abandonnés. Peintes à la main, elles proclament : « Pêcheur, un conseil : prie ton Dieu puant qu’on te chope pas les premiers ! Souviens-toi d’Amy ! » À partir de là, Chase Street grimpe rudement entre des bâtisses en pente aux façades lavées par le temps, couleur de brouillard : l’ancien Hôtel Nelson, où dort encore une poignée de pensionnaires désargentés, une taverne muette, un magasin de chaussures décati qui propose des bottes Red Wing derrière sa vitrine sale, d’autres immeubles encore, anonymes, qui paraissent sortis d’un rêve. L’impression est celle d’une résurrection ratée, comme si les lieux avaient été arrachés au sombre territoire qui s’étend à l’ouest mais qu’ils restaient morts, cependant. Et c’est précisément ce qui leur est arrivé, d’une certaine façon : sur le mur du Nelson, à trois mètres au-dessus du trottoir, il y a une ligne jaunie, la marque de l’inondation de 1965. Cette année-là, le Mississippi avait noyé la ligne de chemin de fer et l’Allée des Clous pour atteindre presque le haut de Chase Street. Passé cette marque, l’artère devient moins pentue, s’élargit et devient la grande rue de French Landing – ainsi s’appelle la bourgade qui s’étend sous nos yeux. Le théâtre Agincourt, le Bar & Grill Taproom, la banque First Farmer State, le studio photographique Samuel Stutz dont le fonds de commerce est assuré par les photos de
© Stephen King et Peter Straub, 2001
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002
remises de diplômes, de mariage et de bambins. Puis de vraies boutiques, non des fantômes de magasins, comme en contrebas, bordent les trottoirs escarpés. Il y a la pharmacie Benton’s Rexall, une quincaillerie, le loueur de vidéos Saturday Night, Habits de Fête, et le Tout est chez Schmitt, où l’on peut trouver des appareils électroniques, des journaux, des cartes de voeux, des jouets ou des vêtements de sport portant les logos d’équipes de base-ball : ceux des Brewers, des Twins, des Packers, des Vikings et de l’université du Wisconsin. Après quelques centaines de mètres, la rue prend le nom de Lyall Road, les immeubles s’écartent et se tassent en longues structures de bois avec des enseignes de compagnies d’assurances ou d’agences de voyages. Plus loin encore, elle devient une autoroute qui file à l’est en laissant derrière elle un 7 à 11, supérette ouverte à toute heure, un grand distributeur de matériel agricole appelé le Reinhold T. Grauerhammer VFW mais connu localement sous le nom de Goltz, puis traverse des champs qui s’étendent à perte de vue. Prenons encore quelques dizaines de mètres d’altitude et nous découvrirons des moraines, des ravins, des pics hérissés de sapins, des vallées riches en limon qui, du sol, ne se révèlent que lorsqu’on les atteint, des rivières capricieuses, encore des champs immenses et de petites agglomérations dont l’une, Centralia, n’est qu’une poignée de bâtisses éparpillées à l’intersection de deux étroites routes nationales, la 35 et la 93. À notre verticale, French Landing donne l’apparence d’avoir été désertée en plein milieu de la nuit. On ne voit aucun passant, et aucun commerçant n’est encore penché sur la serrure de sa boutique. Les places de stationnement sont vides et les camions de livraison qui vont surgir d’ici à une ou deux heures, d’abord isolés puis en un cortège, sont invisibles. Aucune lampe ne brille aux fenêtres des locaux commerciaux ni des modestes maisons avoisinantes. Un peu plus haut en partant de Chase, dans Sumner Street, il y a quatre petits immeubles identiques en brique rouge. Ce sont, d’ouest en est, la bibliothèque municipale de French Landing, les bureaux du docteur Patrick J. Skarda, médecin généraliste, puis de Bell & Holland, cabinet d’avocats qui appartient désormais à Garland Bell et à Julius Holland, fils des fondateurs, les pompes funèbres Heartfield et Fils, passées sous le contrôle d’un vaste consortium funéraire basé à Saint Louis, et, enfin, la poste de la ville. Il y a ensuite la voie d’accès à un parking de bonne taille qui s’étale derrière les bâtiments, puis encore une de ces constructions en brique, mais de forme plus allongée. Les fenêtres du premier étage, à l’arrière, sont protégées par des barreaux de fer brut. Deux des quatre voitures garées devant le bâtiment ont des gyrophares sur le toit. Sur les portières, on lit les lettres FLPD. La vue de ces véhicules de police et des fenêtres protégées a quelque chose d’incongru dans ce havre de ruralité. Quel crime pourrait être commis ici ? Rien de très sérieux, sans doute, rien de plus qu’un petit vol dans un magasin, un cas de conduite en état d’ivresse ou une rixe de bar… Comme pour témoigner de la sérénité immuable de cette existence provinciale, une camionnette rouge à l’enseigne du La Riviere Herald dérive au ralenti le long de la 3e Rue. Elle s’arrête devant chaque boîte aux lettres, ou presque. Son chauffeur glisse alors le quotidien protégé d’une enveloppe en plastique bleu dans les cylindres de métal qui lui sont signalés par une étiquette marquée au nom du journal. Lorsqu’il arrive à Sumner Street, dont les bâtiments sont dépourvus de boîtes, il se contente de les lancer © Stephen King et Peter Straub, 2001
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002
sur le perron. Les minces paquets bleutés giflent les portes de la station de police, du funérarium et de l’immeuble de bureaux. La poste, elle, n’y a pas droit. Tiens, il y a de la lumière au rez-de-chaussée des locaux de la police. La porte s’ouvre et un homme apparaît. Jeune, de haute taille, les cheveux sombres, il est vêtu d’un pantalon bleu marine et d’une chemise d’uniforme bleu ciel à manches courtes. La grosse boucle de son ceinturon et l’étoile dorée épinglée sur la poitrine de Bobby Dulac brillent dans le soleil du matin. Tout ce qu’il porte, y compris le 9 millimètres accroché à sa hanche, semble aussi neuf que lui. Sourcils froncés, il observe la camionnette rouge qui s’engage à gauche, dans la 2e Rue, avant de poser son regard sur le journal tombé à terre. Il pousse l’enveloppe du bout de sa chaussure noire bien cirée en se penchant légèrement, comme s’il cherchait à déchiffrer les gros titres sous l’emballage en plastique. À l’évidence, la technique ne donne pas le résultat escompté car, soudain, il se casse en deux et ramasse le paquet, délicatement, telle une chatte attrapant l’un de ses petits par le cou. Tenant ainsi le journal au bout de son bras à demi tendu, il lance un rapide coup d’oeil à droite, à gauche, fait prestement demi-tour et disparaît à l’intérieur du poste de police. Et nous qui, mus par la curiosité, sommes descendus lentement sur l’intéressant spectacle, nous le suivons. Un couloir peint en gris, interrompu seulement par une porte nue et un panneau d’affichage pratiquement vide, conduit à deux volées de marches métalliques. L’une descend au sous-sol, où se trouvent un petit vestiaire, des douches et un stand de tir ; l’autre monte jusqu’à une salle d’interrogatoire et deux rangées de cellules, face à face, toutes inoccupées. La voix d’un commentateur radio fuse d’on ne sait où, bizarrement bruyante pour un petit matin si paisible. Bobby Dulac ouvre la porte et entre dans le bureau qu’il a quitté quelques minutes plus tôt, avec nous sur ses talons cirés. Le mur de droite est occupé par des classeurs métalliques. À côté, une table en bois bancale supporte des piles de dossiers et un transistor, source de ce bruit discordant que nous avons perçu. Depuis les studios de KDCU-AM tout proches, « La Voix qui Vous parle au Pays des Ravins », l’incontrôlable et désopilant George Rathbun a entamé « Parole de plouc », sa très populaire émission matinale. Peu importe comment vous avez réglé le volume de votre radio, ce bon vieux George est toujours assourdissant. À vous casser les oreilles, tout simplement. Et ce n’est pas étranger à son succès. Face à nous, une autre porte, celle-là percée d’une petite ouverture en verre dépoli sur lequel nous lisons : « Dale Gilbertson, chef de police ». Dale ne fera pas son apparition avant une demi-heure. Dans le coin, à notre gauche, deux bureaux métalliques sont disposés en L. Derrière celui qui nous fait face est installé Tom Lund, un blondinet qui doit être du même âge que son collègue, sans pour autant donner cette impression d’être sorti du moule à peine cinq minutes plus tôt. Il a les yeux fixés sur l’enveloppe bleue que Dulac tient entre deux doigts. — OK. Allons-y pour le dernier épisode. — Tu croyais que le Gang des Bécanes nous rendait encore une petite visite ? Tiens, attrape. Je ne veux pas lire un mot de cette saleté. Sur ce, sans daigner regarder le journal, Bobby propulse d’un geste sûr l’exemplaire encore frais du La Riviere Herald en une courbe parfaite qui franchit trois mètres de
© Stephen King et Peter Straub, 2001
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002
parquet. Il a déjà pivoté sur sa droite et s’est placé d’un seul pas derrière la table en bois quand Tom Lund reçoit la passe. Maintenant, Bobby fusille du regard le tableau noir fixé au mur où ont été gribouillés deux noms accompagnés de diverses instructions. Il n’a pas l’air content, pas du tout. On croirait qu’il va jaillir de son uniforme sous la pression de sa colère. Joyeusement tonitruant, George Rathbun est en train de hurler : « Hé, mec, lâche-moi un peu et va t’acheter des lunettes, d’accord ? Je pense pas qu’on parle du même match, là ! D’où est ce que tu as dit que tu m’appelais ? » — Peut-être que Wendell a enfin réfléchi et qu’il a décidé de s’écraser, observe Lund. — «Wendell » ! Puisque son collègue ne voit que sa nuque bien dessinée, la petite moue sardonique de Bobby est peine perdue. N’empêche, il la fait quand même. « Laisse-moi te poser une seule et unique question, et franchement, franchement, je veux une réponse honnête ! Le match d’hier soir, est-ce que tu l’as seulement “vu” ? » — Je savais pas que c’était un pote à toi, « Wendell ». Je savais même pas que t’étais allé jamais aussi loin que La Riviere. Moi qui croyais que le fin du fin de l’amusement, pour toi, c’était d’écluser de la bière en essayant d’en mettre cent par terre au bowling… Mais non, tu fréquentes des journalistes dans des bleds intellos. Sans doute que tu te pintes aussi avec le Rat du Wisconsin, hein, le présentateur sur KWLA ? Ça te permet d’emballer plein de petites salopes, et tout ça ? L’auditeur explique que, certes, il a manqué la première manche parce qu’il a dû aller chercher son gosse après une séance de soutien psychologique à Mount Hebron mais qu’il est certain de tout avoir suivi ensuite. — Pourquoi ? J’ai dit que c’était un grand ami, Wendell Green ? Par-dessus l’épaule de Bobby, Lund aperçoit le premier des deux noms tracés à la craie. Il le fixe, fasciné. Je l’ai connu après l’affaire Kinderling, c’est tout, et il m’a pas paru mauvais bougre. Si tu veux tout savoir, je l’ai même trouvé assez sympa. Tu veux encore plus ? J’ai fini par avoir de la peine pour lui, même. Le gars voulait interviewer Hollywood, mais lui, il l’a envoyé péter. Bien sûr qu’il a vu les prolongations, continue le malheureux auditeur. Autrement il ne saurait pas que Pokey Reese s’en était tiré… — Quant au Rat du Wisconsin, je pourrais pas le reconnaître si je le croisais, petit un, et petit deux, à mon avis, la prétendue musique qu’il passe est la pire merde que j’aie pu entendre dans toute ma vie. Comment il a pu décrocher une émission, ce malade ? Avec la gueule blafarde qu’il a ? À la radio du campus, rien que ça ! Qu’est-ce que ça te dit sur l’état de notre géniale université de La Riviere, Bobby ? De tout le pays, même ? Ah, mais j’oublie que tu aimes cette merde, toi. — Non, j’aime 311 et Korn. Et tu es tellement hors du coup que tu saurais pas distinguer Jonathan Davis de Dee Dee Ramone, mais bon, laisse tomber et… Il se retourne lentement vers Lund, un sourire aux lèvres. Et arrête de te défiler. — Moi ? C’est moi qui me défile ? s’exclame Tom Lund en prenant la tête de l’innocent bafoué. C’est moi qui balance les journaux à travers les pièces, peut-être ? Je pense pas, non. — Si tu l’as jamais vu, comment tu sais qu’il a une gueule blafarde ? — Comme je sais qu’il a les tifs peints en rose et un anneau dans la narine ! Comme je
© Stephen King et Peter Straub, 2001
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002
sais qu’il quitte pas de la journée ni de la nuit son Perfecto usé jusqu’à la corde ! Bobby attend son explication. À sa voix, voilà comment je sais. La voix de quelqu’un, c’est une mine d’informations ! Tu entends un gus dire : « Encore une belle journée que nous allons avoir, m’est avis », et tu as tout compris de sa vie. Alors tu veux que je t’en dise plus sur ton Rat ? Ça fait six ou sept ans qu’il a pas vu un dentiste. Ses chicots, ils sont à faire peur ! Depuis l’horrible bloc en béton près de la brasserie jusqu’au poste de radio que Dale Gilbertson a offert à ses hommes bien avant le jour où Lund et Dulac ont enfilé pour la première fois leur uniforme, la classique explosion de rage de l’impayable George produit son effet à deux cents kilomètres à la ronde. Tandis qu’il vocifère, les fermiers lancent un clin d’oeil ravi à leurs épouses par-dessus la table du petit déjeuner et les routiers éclatent de rire dans leurs cabines : « Je dis ça à mon auditeur maintenant, et à tous ceux qui m’appelleront, et à vous tous dans le coin, je vous dis que je vous aime et que je vous adore, je vous aime comme ma chère maman aimait son carré de navets, mais des fois, DES FOIS, VOUS ME RENDEZ DINGUES, VOUS ! À la fin de la onzième manche, six à sept pour les Reds ! Reese part de la troisième ligne, il tire bien et il touche correct ! Il touche correct ! MÊME UN AVEUGLE AURAIT VU ÇA ! » — Hé, moi aussi j’ai pensé que c’était un bon touché, et pourtant je suivais qu’à la radio, constate Tom Lund. Il esquive, et Bobby aussi, et ils le savent pertinemment tous les deux. « En fait, beugle le speaker le plus populaire au Pays des Ravins, en fait, les aminches, permettez-moi de risquer ma peau en osant une petite suggestion, d’accord ? Je propose qu’on remplace tous les juges de Miller Park… non, tous les juges en Ligue nationale, par des miros complets ! Et vous savez quoi ? Je garantis une amélioration de l’ordre de soixante à soixante-dix pour cent ! Oui, m’sieu ! FILEZ LE BOULOT À CEUX QUI LE MÉRITENT : LES AVEUGLES ! » L’hilarité se répand sur les traits mous de Lund. Qu’est-ce qu’il est tordant, ce Rathbun ! — Bon, alors ? fait Bobby. Lund sort le journal de son fourreau en plastique, l’étale sur la table. Soudain, son visage se fige sans changer de forme. Le rictus amusé reste là, mais il est glacé. — Oh non… Oh, merde ! — Quoi ? Lund laisse échapper une sorte de jappement. — Bon Dieu, je veux même pas savoir ! Bobby enfonce les poings dans ses poches puis se redresse d’un coup, et sa main droite part se crisper sur ses yeux. Je suis aveugle, moi aussi ! Nommez-moi juge de touche… Je veux plus être flic ! Lund se tait. — C’est le gros titre ? C’est la une ? C’est mauvais à quel point ? Il découvre ses paupières, en attente. — Eh bien… on dirait que Wendell a pas réfléchi, non, et, en tout cas, c’est sûr qu’il s’est pas écrasé ! Et moi qui disais qu’il me bottait, ce fouillemerde… C’est moi qui ai dit ça ? — Réveille-toi, mec. On t’a jamais dit que les représentants de la loi et les journalistes, c’est deux espèces irréconciliables ? L’imposant thorax de Tom Lund s’incline sur le bureau, un gros pli barre son front, et
© Stephen King et Peter Straub, 2001
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002
ses joues massives prennent un ton écarlate. Il tend un doigt vengeur vers Dulac. — Il y a quelque chose qui me scie, chez toi, Bobby ! Depuis combien de temps tu es ici, cinq, six mois ? Moi, ça fait quatre ans que Dale m’a pris avec lui ! Et quand lui et Hollywood ils ont passé les menottes à Mr. Thornberg Kinderling, c’est-à-dire la plus grosse affaire dans le comté depuis disons trente balais, je ne vais pas revendiquer ça, non, mais au moins j’ai tenu ma partie. J’ai aidé à trouver des trucs. — Un truc. — C’est moi qui ai rappelé à Dale l’histoire de la barmaid du Taproom, et Dale en a parlé à Hollywood, et Hollywood est allé causer à la fille et ç’a été un grand, grand élément ! Alors tu emploies pas ce ton avec moi. Bobby Dulac affecte une expression de regret délibérément improbable. — Excuse, Tom. Faut admettre que j’ai plus qu’à la fermer, sans doute. Mais par-devers lui il pense : « Bon, tu as deux ou trois ans de mieux que moi, et tu as refilé ce tuyau minable à Dale, très bien, mais je suis meilleur flic que tu pourras jamais l’être. Tu vas pas dire que t’as été héroïque, hier soir ? » À 23 h 15, le soir précédent, Armand Saint Pierre dit Le Pif et ses camarades motards ont surgi sur leurs monstres pour prendre d’assaut les locaux de la police. Ils ont exigé de ses trois occupants, qui achevaient une journée de dix-huit heures, un rapport détaillé sur les progrès accomplis dans l’enquête qui les concernait tous au plus haut point. Qu’est-ce que c’était, ce foutoir ? Et la troisième, hein, et Irma Freneau ? Est-ce qu’ils l’avaient retrouvée enfin ? Est-ce qu’ils tenaient quelque chose, ces rigolos, ou est-ce que c’était seulement de la poudre aux yeux ? « Vous avez besoin d’un coup de main ? avait rugi Le Pif. Alors, donnez-nous le titre d’adjoints et on va vous rapporter ce qu’il vous faut, et ensuite on… » Un géant qui répondait au doux nom de Souris s’était avancé sur Bobby, grimaçant, poussant sa panse à roteuse jusqu’à ce que le jeune policier se voie le dos plaqué à un classeur. Le mastard avait alors posé une question, rendue plus énigmatique encore par le nuage de bière et de hasch dans lequel il flottait : est-ce que Bobby avait jamais pioché dans les oeuvres d’un certain Jacques Derrida ? Lorsque l’intéressé avait poliment répondu qu’il ignorait tout de ce monsieur, Souris avait maugréé : « Sans déc, Sherlock » et s’était écarté d’un pas pour détailler d’un oeil mauvais les noms inscrits sur le tableau noir. Une demi-heure plus tard, la bande quittait les lieux, non satisfaite mais du moins calmée. Dale Gilbertson avait alors annoncé qu’il allait prendre un peu de repos mais que Tom resterait sur place, au cas où. Les deux hommes de la vacation de nuit s’étant fait porter pâles, Bobby avait déclaré qu’il pouvait rester lui aussi, « pas de problème, chef ». Et c’est ainsi que nous les avons trouvés tous les deux de garde si tôt le matin. — Donne-moi ça, commande Bobby Dulac. Lund saisit le journal et le retourne pour présenter la première page à son collègue : « Le Pêcheur court toujours », proclame le gros titre au-dessus d’un grand article étalé sur trois colonnes, à gauche, dans un encadré à fond bleuté bordé de noir. La phrase d’accroche est péremptoire : « La police de French Landing impuissante devant le Tueur fou ». Encore en dessous, en caractères plus petits, la paternité de l’article est attribuée à « Wendell Green, avec l’aide de l’équipe de rédaction ». — Le Pêcheur, siffle Bobby. Il se le met là où je pense depuis le début, ton « ami »… Le Pêcheur par-ci, le Pêcheur par-là… Si brusquement je me transforme en singe énorme
© Stephen King et Peter Straub, 2001
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002
et que je me mets à foutre des gratte-ciel par terre, tu vas m’appeler King Kong, peut-être ? Lund repose le quotidien sur sa table avec un sourire. OK, OK, c’est pas un bon exemple. Disons que je dévalise une ou deux banques. Ça suffit pour qu’on m’appelle John Dillinger, d’après toi ? — Ah… Le sourire de Lund s’élargit encore plus. Il paraît qu’il l’avait tellement grosse, Dillinger, qu’ils l’ont mise dans un bocal de formol au Smithsonian. Donc je pense que… — Lis-moi la première phrase, coupe Bobby. — D’accord… « Alors que la police de French Landing n’a encore découvert aucune piste permettant d’identifier l’ignoble meurtrier et maniaque sexuel que l’auteur de ces lignes a surnommé “le Pêcheur”, le spectre de la peur, du désespoir et du soupçon se répand toujours plus loin dans les rues de cette petite ville tranquille, jusque dans les fermes et les hameaux du comté de French, faisant peser son ombre terrifiante sur l’ensemble du Pays des Ravins. » — Juste ce qu’il nous fallait, Tom ! Bon sang… En une seconde, il a traversé la pièce et maintenant il se penche par-dessus l’épaule de Lund, passant la une du Herald au microscope de son regard tandis que sa main s’est portée sur la crosse de son arme de service comme s’il était prêt à loger une balle en plein milieu de l’article, ici et maintenant. « Nos traditions de bon voisinage et de confiance, notre hospitalité légendaire, a écrit Green dans une poussée de fièvre éditorialisante, se délitent toujours plus chaque jour sous les effets corrosifs de l’angoisse. Peur, désespoir et soupçon sont de puissants poisons pour l’âme de toute communauté, vaste ou modeste, parce qu’ils dressent le citoyen contre son voisin et narguent l’esprit civique. « Deux enfants ont été retrouvés assassinés, leurs restes partiellement brûlés, et maintenant une fillette est portée disparue. Amy Saint Pierre, huit ans, et Johnny Irkenham, sept ans, ont été les victimes d’un monstre à forme humaine. Ils ne connaîtront jamais les joies de l’adolescence ni les récompenses de l’âge adulte. Leurs parents n’auront jamais d’eux les petitsenfants qu’ils auraient chéris. Ceux des camarades de jeux d’Amy et de Johnny enferment leur progéniture, et même les familles qui n’ont pas connu les deux petits. En conséquence, les centres aérés et autres programmes d’été ont été annulés par la plupart des municipalités du comté de French. « Avec la disparition d’Irma Freneau, sept jours après la mort d’Amy et seulement trois après celle de Johnny, la patience collective a été dangereusement mise à bout. Ainsi que nous l’avons déjà révélé, un ouvrier agricole au chômage et sans domicile fixe, Merlin Graasheimer, cinquante-deux ans, a été agressé et battu par un groupe d’individus non identifiés dans une ruelle de Grainger, mardi soir dernier. Un incident comparable s’est produit jeudi aux premières heures du jour : Elvar Praetorious, trente-six ans, un touriste suédois qui voyageait seul, a été attaqué dans son sommeil au Leif Eriksson Park de La Riviere. Là encore, ses agresseurs ont échappé à la police. L’un comme l’autre n’ont subi que des blessures légères mais il est certain que des cas similaires pourraient connaître dans l’avenir un dénouement bien plus grave. » Après avoir parcouru le paragraphe suivant, qui décrit la brutale disparition de la petite Freneau sur un trottoir de Chase Street, Tom Lund se lève de sa chaise. Bobby continue à lire en silence pendant un moment avant de lui lancer :
© Stephen King et Peter Straub, 2001
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002
— Écoute un peu cette merde, Tom ! Voilà comment il emballe le tout : « Quand le Pêcheur va-t-il frapper à nouveau ? Parce qu’il le fera, chers lecteurs. N’en doutez pas un instant. Et quand Dale Gilbertson, le chef des services de police de French Landing, va-t-il enfin assumer son devoir, libérer ses concitoyens de l’obscène sauvagerie du Pêcheur ainsi que de la violence, injustifiée mais compréhensible, qu’induit son inaction ? » Bobby Dulac se campe bruyamment au milieu de la pièce. Le rouge lui est monté au front, il inspire et expire de formidables volumes d’oxygène et de gaz carbonique. — Ouais, quand il va encore frapper, le Pêcheur ? gronde-t-il. Et si c’était en plein dans le derrière foireux de Wendell Green ? — Je te suis cent pour cent, Bobby. Quel baratin, c’est incroyable ! « Violence compréhensible » ! Il encourage les gens à tomber à bras raccourcis sur n’importe quel type qui a un drôle d’air. Bobby tend son index à l’horizontale vers son collègue. — Je me charge personnellement de coincer ce mec. C’est un serment que je fais. Je vais l’avoir, mort ou vif. Et, pour le cas où Lund n’aurait pas saisi, il répète : Je m’en charge personnellement. Préférant garder pour lui la réplique qui lui est venue à l’esprit, Tom Lund hoche sagement la tête à l’intention du doigt toujours pointé. — Si tu veux un peu d’aide pour ça, tu pourrais toucher un mot à Hollywood. Dale a rien pu obtenir, lui, mais va savoir, tu auras peut-être plus de résultats… — Pas besoin, pas besoin, fait Bobby en écartant l’idée d’un geste. Entre Dale, moi… et toi, bien sûr, on couvre le terrain. Mais moi, je vais me le payer personnellement, ce type. Oh, c’est garanti ! Il s’interrompt une seconde. En plus, Hollywood est à la retraite. Tu as oublié ? — Retraite ? Il est trop jeune pour ça ! Même compté en années de flic, c’est encore pratiquement un bébé, Hollywood. Ce qui, pour toi, donne à peu près le stade du foetus. C’est sur leurs gloussements simultanés que nous quittons le bureau pour regagner le ciel où nous planons jusqu’à Queen Street, une rue vers le nord. Quelques pâtés de maisons vers l’est, nous avisons un édifice bas qui s’étend en étoile à partir d’un noyau central, au milieu d’une vaste étendue gazonnée, tachée de-ci, de-là par les ramures de chênes et d’érables, le tout clos d’une haie touffue qui aurait besoin d’une taille sévère. Une institution quelconque. À première vue, on penserait à une école primaire non conventionnelle, chaque aile abritant des salles de classe non cloisonnées, avec, au centre, le réfectoire et les services administratifs. En perdant de l’altitude, nous entendons les beuglements enjoués de George Rathbun s’échapper de plusieurs fenêtres. La grande porte d’entrée en verre s’ouvre soudain. Une femme habillée avec soin et le nez chaussé de lunettes à monture en béryl surgit dans la vive lumière du matin. Elle tient une affiche dans une main, un rouleau de scotch dans l’autre. Elle se retourne et fixe le papier sur la porte avec des gestes rapides et précis. Les rayons de soleil sont capturés par la pierre laiteuse, de la taille d’une noisette, qu’elle porte à son annulaire droit. Alors qu’elle prend le temps d’admirer son oeuvre, nous découvrons en lorgnant par-dessus sa ferme épaule ce que l’affiche annonce dans une joyeuse envolée de ballons multicolores dessinés à la main : « C’est aujourd’hui la fête des Fraises ! » Tandis
© Stephen King et Peter Straub, 2001
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002
qu’elle regagne l’intérieur du bâtiment, nous pouvons apercevoir, dans la partie du hall visible sous l’écriteau, deux ou trois chaises roulantes pliées. Ses cheveux auburn empilés en une audacieuse spirale, la femme avance sur ses talons hauts à travers un agréable espace décoré de sièges et de tables en bois blond chargées de revues artistement désordonnées. Elle dépasse un comptoir vide, de gardien ou d’hôtesse d’accueil, longe un beau mur de pierres apparentes et, avec un soupçon de roulement dans les hanches, disparaît derrière une porte massive qui porte la plaque : « William Maxton, directeur ». Quel genre d’établissement scolaire avons-nous là ? Pourquoi est-il encore ouvert, pourquoi organiset- il des fêtes en plein mois de juillet ? Nous serions autorisés à dire que c’est une école supérieure car ceux qui la fréquentent ont passé tous les niveaux de l’existence sauf celui-ci, l’ultime, qu’ils vivent jour après jour sous la négligente supervision de Mr. William Maxton, dit le Pinson. C’est la maison du troisième âge W. Maxton, jadis connue, en des temps plus innocents et avant la rénovation menée au milieu des années 1980, sous le nom d’hospice Maxton. Elle était alors dirigée par son fondateur, Herbert Maxton, père du Pinson. Honnête mais insipide, Herbert aurait sûrement été stupéfait par les idées de l’unique fruit de ses reins. Celui-ci n’avait pas eu l’intention de reprendre ce « bac à sable pour vioques », ainsi qu’il appelle la digne institution, avec sa population d’« édentés », de « zombies », de « pisse-au-lit » et de « bavasseux ». Il a d’abord passé une licence de comptabilité à la faculté de La Riviere, complétée de menus diplômes, durement obtenus, ès drague compulsive, pertes à la roulette et soûleries à la bière. Puis il a accepté un poste au service des impôts de Madison, Wisconsin, principalement dans le but d’apprendre à voler l’État sans se faire repérer. Cinq ans passés avec les inspecteurs du fisc lui ont beaucoup appris, mais, sa carrière de fiscaliste indépendant n’ayant pas répondu à ses ambitions, il a cédé aux injonctions toujours plus faibles de son père et s’est résigné à consacrer ses forces aux morts vivants et autres gagas. Non sans une sombre satisfaction, le Pinson a dû reconnaître que, malgré son aspect carrément déprimant, l’affaire paternelle lui donnait la possibilité de gruger aussi bien l’État que ses clients. Flottons donc à travers les hautes portes en verre, passons l’agréable hall d’entrée – notons au passage les effluves conjugués de déodorant et d’ammoniaque qui s’imposent jusque dans les espaces publics de ce genre d’établissement –, glissons-nous dans le bureau du Pinson et découvrons ce qui y amène cette jeune femme pimpante à une heure si matinale. Au-delà de la porte massive, il y a une petite antichambre équipée d’une table, d’un portemanteau et d’étagères chargées d’imprimés, de brochures et de tracts. Une autre porte, entrouverte, par laquelle nous apercevons le domaine directorial, joliment lambrissé et meublé de fauteuils en cuir, d’une table basse en verre, d’un canapé couleur paille. Plus loin encore, un imposant bureau couvert d’une paperasse pagailleuse et ciré avec une telle insistance qu’il semble sur le point de s’enflammer. Notre accorte jeunesse, une certaine Rebecca Vilas, est présentement perchée sur le bord de cet immense plateau d’acajou. Ses jambes sont croisées dans une composition particulièrement élaborée, un genou par-dessus l’autre. Les mollets tracent deux lignes élégantes, souples et presque parallèles, qui s’étirent jusqu’aux pointes triangulaires des hauts talons, dont l’une indique quatre heures et l’autre six. Nous comprenons que
© Stephen King et Peter Straub, 2001
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002
Rebecca Vilas a pris une pose destinée à être regardée et appréciée, mais pas par nous, évidemment. Derrière les lunettes en béryl, ses yeux ont une expression à la fois sceptique et amusée, sans que nous puissions voir ce qui a provoqué ces sentiments en elle. Il est probable qu’elle est la secrétaire du Pinson, même si cette hypothèse, encore une fois, ne reflète qu’une demi-vérité puisque la décontraction ironique dont elle fait preuve indique que les prérogatives de Miss Vilas dépassent de loin ces simples fonctions. Nous pourrions, dans ce même registre, nous interroger sur l’origine de la belle bague qu’elle porte au doigt – puisque notre esprit est allé fouiller dans la fange, autant en avoir pour son argent, n’est-ce pas ? Voletant par la porte entrouverte, nous suivons la direction du regard de plus en plus impatient de Rebecca. Soudain, nous avons devant nous le large postérieur couvert de toile kaki de son employeur. À genoux, celui-ci a plongé la tête et les épaules dans un coffre-fort de bonne taille où notre oeil remarque des piles de livres de comptes et plusieurs enveloppes kraft apparemment bourrées de billets de banque. Oui, quelques coupures s’en échappent lorsque le Pinson les retire du coffre. — Tu as fait le machin, l’affiche, là ? interroget- il sans se retourner. — Que oui, que oui. Et c’est une magnifique journée qu’ nous allons avoir pour l’occasion, ce qui est bel et bien, m’est avis ! L’accent irlandais qu’elle a pris est étonnamment bon, quoiqu’un peu convenu. En réalité, la destination la plus exotique qu’elle ait jamais atteinte est Atlantic City, où le Pinson l’a escortée, il y a deux ans, pour cinq jours de rêve offerts par ses miles de bonus. C’est dans les vieux films qu’elle l’a appris, l’accent. — Je déteste cette putain de fête des Fraises, grommelle Maxton en piochant la dernière enveloppe du coffre. Tous ces gosses et ces femmes de zombies, ils s’excitent tout l’après-midi, et ils arrivent à un point où on doit les droguer pour avoir un peu la paix. Et tu veux que je te dise ? Les ballons, ces foutus ballons, je supporte pas ! Il répand l’argent sur la moquette, entreprend de ranger les billets en tas de dix, de vingt, de cent… — Moi, simple fille du cru, ce qui me fait bader, c’est pourquoi j’ai été convoquée à point d’heure en ce grand jour, articule-t-elle avec le même aplomb. — Tu sais ce que j’encaisse pas, non plus ? La foutue musique. Tous ces débris en train de glapir avec leur connard de DJ Symphonic Stan et ses disques ringards. Whaou, mec, tu parles d’un pied ! — Si je comprends bien, constate Rebecca en renonçant à son personnage d’emprunt, tu veux que je fasse quelque chose de ce fric avant que la fête commence. — Encore un petit voyage à Miller, ouais. À la State Provident Bank de cette ville située à une soixantaine de kilomètres, un compte ouvert sous un nom d’emprunt reçoit régulièrement des sommes prélevées sur la caisse alimentée par les pensionnaires qui paient en liquide les extras du régime. Les mains pleines de billets, le Pinson pivote sur ses genoux pour faire face à Rebecca. Puis il se laisse tomber en arrière, fesses sur les talons, interdit. — De Dieu, ces jambes que t’as… Avec des cannes pareilles, tu devrais être célèbre. — Je commençais à croire que tu ne remarquerais jamais. Maxton a quarante-deux ans, toutes ses dents, pas mal de cheveux, une brave grosse bouille et de petits yeux marron qui paraissent toujours moites. Il a aussi deux enfants :
© Stephen King et Peter Straub, 2001
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002
Trey, neuf ans, et Ashley, sept, qui vient d’être déclarée atteinte du syndrome de l’inattention chronique, un contretemps que son père a déjà évalué à deux mille dollars annuels, rien que pour les comprimés. Et, bien entendu, il a également une épouse, Marion, sa moitié de trente-neuf ans, un mètre soixante et pas loin de quatre-vingt-quinze kilos. Pour compléter ce revigorant tableau, il doit treize mille dollars à son bookmaker depuis la veille au soir, conséquence d’un pari erroné sur le match de base-ball à propos duquel George Rathbun continue à éructer. Et malgré tout cela, hosanna, hosanna, le Pinson a remarqué le splendide bout-dehors que forment les jambes de Miss Vilas. — Avant que tu y ailles, quoique, je me disais qu’on pourrait s’étendre sur ce canapé et faire un peu de bêtises. — Ah… et quel genre de bêtises, exactement ? — Slurp, slurp, slurp, propose le Pinson avec un rictus de satyre. — Quel romantisme, note Rebecca sans pour autant éveiller le moindre doute chez son employeur, qui se croit très romantique, justement. Elle glisse élégamment de son perchoir tandis qu’il se remet péniblement debout en refermant le coffre du pied. Les yeux noyés, il marchote jusqu’à elle, passe un bras autour de sa taille de guêpe tout en jetant les enveloppes obèses sur la table. Il est déjà à tripatouiller sa ceinture quand il entraîne la jeune femme vers le canapé. — Alors je peux le voir, vraiment ? souffle l’astucieuse Rebecca, qui sait très exactement comment transformer la cervelle de son amant en bouillie pour les chats. Nous avons le tact de battre en retraite avant que le Pinson réponde à sa demande, pour regagner le hall d’entrée toujours désert. Un couloir à gauche de la réception nous conduit à deux grandes portes vitrées encadrées de bois blond et marquées « Marguerite » et « Campanule », appellations respectives des deux ailes qu’elles commandent. Au bout de la morne grisaille de Campanule, un employé en salopette informe égrène les cendres de sa cigarette sur le carrelage poisseux qu’il est en train de balayer avec une exquise lenteur. Passons à Marguerite. Les zones fonctionnelles de la maison Maxton sont spectaculairement moins plaisantes que l’aire d’accueil. Sur les portes qui s’alignent le long du triste corridor, il y a des numéros et des cartes sous présentoirs transparents, où le nom de l’occupant de chaque chambre a été écrit à la main. Un peu plus loin, derrière une table de surveillant, un homme boudiné dans sa blouse d’un blanc douteux somnole face à l’entrée des toilettes hommes et femmes. C’est seulement dans l’aile Asphodèle, la plus coûteuse, de l’autre côté du complexe, que les pensionnaires ont accès à mieux qu’un simple lavabo. Des traces de serpillière sale coagulent sur le grès du sol qui paraît s’étendre à perte de vue. Tout semble gris ici, les murs comme l’air qu’on respire. Un oeil attentif remarquera dans les coins et les interstices des toiles d’araignée, des taches d’humidité et de poussière lentement accumulées. Une odeur de pin artificiel, d’ammoniaque, d’urine et de pire encore vous prend à la gorge. Comme une vieille habituée de Campanule vous le dira, quand on vit avec une bande de séniles incontinents, la puanteur du caca ne vous quitte plus. L’état des chambres elles-mêmes dépend des dispositions et de l’état physique de leur occupant. Puisque tout le monde dort encore, nous pouvons risquer un oeil dans quelques-unes d’entre elles. À la D 10, par exemple, au début de ce couloir hébété,
© Stephen King et Peter Straub, 2001
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002
© Stephen King et Peter Straub, 2001
Traduction française : Éditions Robert Laffont, S.A., Paris, 2002
ronfle doucement la vénérable Alice Weathers, tout en rêvant qu’elle danse en harmonie parfaite avec Fred Astaire sur une étendue de marbre blanc. Autour d’elle, les vestiges de son ancienne vie, si nombreux qu’elle doit manoeuvrer entre les meubles pour gagner son lit. Alice, qui reste en possession de ses facultés autant que de ses souvenirs, se charge elle-même du ménage avec un soin sourcilleux. Et à côté, à la D 12, un couple de vieux fermiers, Thorvaldson et Jesperson, dort au milieu d’un gai fouillis de photos de famille et de dessins de petits-enfants, séparés seulement par un léger rideau alors qu’ils ne s’adressent plus la parole depuis des années. Plus loin, la D 18 présente un aspect radicalement différent. D’ailleurs, son pensionnaire, Charles Burnside, pourrait passer pour l’antithèse d’Alice Weathers. Ici, point de tables de nuit, de vaisselier, de fauteuils, de miroirs à dorure, de lampes, de tapis de haute laine ni de rideaux de velours. La pièce est nue à l’exception d’un lit en fer, d’une chaise en plastique et d’une simple commode. Point de portraits ni d’aimables gribouillages de maisons carrées ou de silhouettes maladroites. Et comme Mr. Burnside n’est pas un modèle d’efficacité domestique, une mince couche de poussière recouvre le sol, le rebord de la fenêtre, le haut de la commode. La D 18 est privée d’histoire, dépourvue de caractère, aussi brutalement anonyme qu’une cellule de prison. Une forte odeur d’excréments pollue l’atmosphère. Aussi distrayant que soit William Maxton, aussi charmante que nous ait paru Alice Weathers, c’est cependant avant tout pour Charles Burnside, dit « Burny », que nous sommes venus.
Avatar de l’utilisateur
Jael
Intronisé au Panthéon
Messages : 29150
Inscription : mer. oct. 29, 2003 1:00 am

Message par Jael »



SEATTLE - LE 17 AVRIL 1907

Cher Journal,

M'appliquer à coucher mes pensées sur tes précieuses pages est une tâche quelque peu intimidante, et c'est à peine si je m'en sens le courage. Mais mon esprit est horrifié quand mon cœur déborde d'amour et de perspectives. Je dois absolument me confier à quelqu'un et c'est donc vers toi que je vais à présent me tourner.
Pendant dix-neuf ans, j'ai su qu'un homme viendrait dans mon cœur et dans ma vie, un homme romantique dont l'amour et la passion m'enivreraient. L'heure est venue. Je tombe en pâmoison à la seule pensée de John Rimbauer, et certaines de ces pensées ne conviennent pas du tout à la dame que je suis censée être.
Le désir s'empare parfois de ma personne. Suis-je influencée par la lecture de mes romans populaires, comme Mère a coutume de l'affirmer ? Ou bien suis-je une pécheresse, comme Père le suggère ? (Il ne m'en a jamais fait part, mais ses froncements de sourcils et son regard réprobateur me suffisent.)
J'éprouve par ailleurs un sentiment de danger latent. Un terrible danger de mort et de destruction. Peut-être cela a-t-il un rapport avec ces rêveries dont je me sens coupable, et auxquelles une jeune fille bien élevée ne devrait pas succomber, seule dans le noir. (Ou, comme je suis encline à le croire, la source de ces images proviendrait-elle d'une force totalement extérieure à ma personne ?) Existe-t-il un autre monde ? Je suis persuadée qu'il existe une force, distincte de toute expérience humaine. Une puissance indépendante et étrangère au Dieu que je prie. Quelque chose de plus sombre, en dehors de notre monde, de sépulcral et d'absolument inconnu. Oui, je sens sa présence qui rôde dans l'ombre.
Je mentirais si je n'avouais pas ressentir un certain frisson à l'approche de l'avenir et de l'inconnu, même si j'ignore quelle empreinte John Rimbauer laissera dans ma vie et quel est le sens de cette sombre et gigantesque force qui est en jeu.
John Rimbauer est associé dans une grande compagnie pétrolière, Omicron Oil, à Mr. Douglas Posey, un gentleman doux et affable. J'ai eu la chance de le fréquenter, lui et son épouse Phillis. Il paraît que le pétrole est un combustible très prometteur : il permettra d'éclairer les maisons, et peut-être même un jour de les chauffer. John soutient que les poêles à pétrole font fureur dans tous les foyers de la côte Est. On utilise aussi du gazole pour les automobiles. J'espère que John et moi nous pourrons, un jour, nous rendre en train à Détroit où il est en affaires avec les Rockefeller. Oh ! cette seule pensée me donne le vertige ! Dîner avec John D. en personne ! Moi, la fille d'un banquier de Seattle. Oui... j'ai le sentiment qu'un jour, j'aurai le monde à mes pieds et John est la clef de ce monde. J'ai la certitude que nous allons nous fiancer très prochainement. Est-ce moi qui ose dire cela avec une telle franchise ? Mais uniquement ici, cher Journal !
John a ordonné la construction d'une imposante demeure. Il n'en existe pas d'aussi grande dans cet État, voire dans le pays tout entier. Il me le répète souvent, comme si cela allait jouer un rôle significatif dans ma vie. À vrai dire, j'en suis aujourd'hui à peu près persuadée. (Je rougis à la simple écriture de ces mots !) Il m'a proposé de l'accompagner en automobile jusqu'au chantier et j'ai accepté. Cette semaine, nous irons ensemble là où va certainement être édifié le cadre de notre bonheur commun. (Nous sommes tous en quête du bonheur. Cette angoisse va-t-elle jouer un rôle aussi ? Il me faut désormais espérer, et prier pour que la lumière et l'amour que mon futur époux et moi allons partager triomphent de cette impression de menace latente.)


SEATTLE - LE 11 MAI 1907

D'une main tremblante, je transcris presque à contrecœur sur tes pages les horribles événements de ce jour. Plusieurs semaines ont passé depuis mes dernières confidences. Ce retard est dû aux affaires de John, à ma propre indisponibilité (le "rituel des roses", selon l'expression de Mère) et à l'apparente inaptitude de John à trouver le moment adéquat pour que nous puissions visiter le chantier ensemble. Une date avait finalement été fixée : aujourd'hui, oui, ce jour même ; et c'est le cœur battant la chamade que j'ai attendu la venue de mon bien-aimé sur le perron de la demeure familiale. Avec quel empressement !
À ma grande déception (et à la grande déception de Mère aussi, je le confesse), aucune demande en mariage n'a été faite. John n'a pas abordé non plus le sujet de la dot avec Père (à ce que m'en a confié Mère sous le sceau du secret). Mon Dieu que les semaines se sont écoulées avec lenteur ! Par deux fois, des amis de toute confiance m'ont affirmé avoir vu l'automobile de John, ou une semblable à la sienne, tard dans la nuit sur la grande route, entre les quais de chargement de la ville et la Colline où il réside actuellement. Je suis sûre que ces excursions trouvent facilement une explication dans le chargement de fûts de pétrole importés, tâche qui s'effectue à toute heure du jour et de la nuit. Bien entendu, une petite partie de la femme que je suis craint une autre vérité, car ce quartier a la réputation d'être un lieu de débauche. Qui est cet homme que je souhaite épouser et que je connais à peine ?
Mes prières reflètent mes craintes et je vis dans le péché, car en silence je demande aux puissances qui nous entourent de punir John Rimbauer en cas de transgression avérée. Et justement, la semaine dernière, alors que je faisais une de ces prières "noires" au chevet de mon lit, une terrible bourrasque - comme je n'en avais jamais vu auparavant - a pris forme. Ce n'est pas une branche, mais un arbre entier qui a traversé ma fenêtre. Au fur et à mesure qu'il se déracinait, des éclats de verre et une averse de débris se déversaient dans ma chambre. Étrangement, aucun autre arbre de notre jardin n'a été touché, et aucun voisin n'a remarqué une telle tempête. J'attribue ce phénomène à la force très convaincante de la prière, même si Mère - elle-même enfant de Dieu - trouve stupide ce genre de raisonnement. Cher Journal, laisse-moi te confier ceci : si cet arbre a le moindre rapport avec mes prières, sache qu'elles ne concernaient en rien le Christ. Ce soir-là, je n'ai prié ni Jésus, ni Dieu. Oh ! mon cœur défaille et je n'ose poursuivre. Non, c'est Lui que j'ai prié, l'autre Lui. L'autre face. En effet, si des transgressions ont été perpétrées, c'est que John Rimbauer Lui a déjà fait allégeance, en toute connaissance de cause ou non. C'est pourquoi je prie Sa puissance.
J'ai pris le temps de fermer la porte à double tour. (Je dors dans la chambre de ma sœur pendant la durée des réparations qui s'effectuent dans la mienne.) J'ai de plus en plus l'impression que quelqu'un lit par-dessus mon épaule quand je m'épanche sur tes chères pages. Est-ce John ? Ou bien Mère ? Je l'ignore. Mais cette idée si troublante nécessite que je prenne certaines précautions auxquelles je me consacre désormais. Je ne me contente pas de verrouiller le fermoir de ce journal que je range soigneusement dans un tiroir lui-même fermé; je cache aussi les petites clefs sous ma robe. Je les porte à mon cou au bout d'une chaîne en argent qui me vient de mon arrière-grand-mère Gilchrist.
Quelques petites bizarreries et autres événements inexpliqués continuent à me rendre perplexe et me poussent à prendre toutes ces précautions. Hier soir par exemple, ma brosse à cheveux a changé de côté, toute seule, pendant que je me passais de l'eau sur le visage. Je jure que c'est la vérité! Quand j'ai levé la tête, la brosse était à ma gauche alors que deux secondes auparavant, elle se trouvait à ma droite ! Certains meubles ont changé de place. Tiens, depuis hier, l'un des tiroirs de ma commode est coincé (celui où je range les lettres d'amour de John), et ne veut pas s'ouvrir, malgré les efforts de Pilchert, notre majordome. Aujourd'hui, Pilchert va devoir ôter l'arrière de la commode pour récupérer le contenu du tiroir. Pris un par un, aucun de ces petits événements n'aurait d'importance à mes yeux. Mais ensemble, faut-il les ignorer ? Je suis à la fois horrifiée et fascinée : il faut sans doute blâmer mes prières impies à l'autre Pouvoir, mais aussi ma curiosité et ma fascination innées pour le caractère surnaturel de ces événements apparemment sans liens. L'œuvre du Diable, qu'en dis-tu
Avatar de l’utilisateur
Jael
Intronisé au Panthéon
Messages : 29150
Inscription : mer. oct. 29, 2003 1:00 am

Message par Jael »



Prologue


Paris, musée du Louvre, 22 h 56

Jacques Saunière, le célèbre conservateur en chef du musée du Louvre, s'élança en courant dans la Grande Galerie. Le vieillard de soixante-seize ans saisit à deux mains le premier tableau qui se présenta sur sa droite, un Caravage, et tira dessus de toutes ses forces. Le grand cadre en bois doré se décrocha de sa cimaise et Jacques Saunière s'écroula sous le poids du tableau.
Comme il s'y attendait, une énorme grille métallique s'abattit à l'extrémité est de la galerie, ébranlant le parquet et déclenchant une alarme qui résonna au loin.
Saunière resta un moment à terre, le temps de reprendre son souffle et de faire le point. Il rampa sous le tableau pour s'en dégager, et jeta autour de lui un regard circulaire, cherchant désespérément un endroit où se cacher.
Une voix s'éleva, terriblement proche :
- Ne bougez pas !
À genoux sur le parquet, Saunière s'immobilisa et tourna lentement la tête.
À moins de dix mètres, bloqué par la herse, son assaillant l'observait derrière les barreaux. Il était grand et robuste avec une peau d'un blanc cadavérique. Sous les cheveux rares et sans couleur, deux pupilles rouge sombre entourées d'iris roses luisaient dans l'ombre, braquées vers lui. L'énorme albinos tira de sa poche un pistolet dont il pointa vers Saunière le long canon à silencieux. D'une voix étrange à l'accent difficilement identifiable, il lança :
- Vous n'auriez pas dû courir. Et maintenant, dites-moi où elle est.
- Je vous répète que je ne vois pas de quoi vous parlez ! répliqua le vieil homme agenouillé sans défense sur le parquet.
- Vous mentez !
L'autre le fixait, complètement immobile, comme si toute sa vie s'était concentrée dans son regard spectral.
- Vous et vos frères avez usurpé un trésor qui ne vous appartient pas.
Un flux d'adrénaline parcourut le corps du conservateur. Comment a-t-il pu apprendre cela ?
- Ce soir, ses vrais gardiens vont reprendre leur bien. Dites-moi où il est caché et vous vivrez. Vous êtes prêt à mourir pour garder votre secret ?
Le canon se redressa, visant la tête du vieil homme, qui cessa de respirer.
L'albinos inclina la tête, cligna d'un œil et mit en joue. Saunière leva les deux bras comme pour se défendre.
- Attendez, articula-t-il lentement, je vais vous donner les informations que vous attendez de moi.
Reprenant son souffle, Saunière récita posément le mensonge qu'il s'était tant de fois répété à lui-même, et qu'il avait espéré ne jamais avoir à prononcer.
Lorsqu'il eut terminé, l'albinos grimaça un sourire suffisant.
- C'est exactement ce que m'ont dit les trois autres.
Saunière eut un mouvement de recul. Les autres ?
- Eux aussi, je les ai trouvés. Tous les trois. Ils m'ont dit la même chose.
Comment a-t-il pu les identifier ?
Les fonctions du conservateur en chef au sein de la Confrérie, comme celles des trois sénéchaux, étaient aussi confidentielles que l'antique secret qu'ils devaient protéger. Saunière dut se rendre à l'évidence : ses trois frères avaient respecté la procédure, et proféré le même mensonge avant de mourir.
Son agresseur pointa de nouveau le pistolet vers lui.
- Après votre disparition je serai le seul à connaître la vérité.
La vérité. Le vieux conservateur comprit aussitôt toute l'horreur de la situation. Si je meurs, la vérité sera à jamais perdue. Dans un sursaut instinctif, il tenta de se mettre à l'abri.
Il entendit partir le coup étouffé et une douleur fulgurante lui transperça l'estomac. Il s'effondra à plat ventre, puis réussit à se redresser pour ne pas perdre de vue son assassin, qui rectifia son angle de tir, visant la tête cette fois.
Submergé par le regret et l'impuissance, le vieil homme ferma les yeux.
Le clic de la détente résonna dans le chargeur vide. Saunière rouvrit les yeux.
L'albinos jeta sur son arme un regard presque amusé. Il hésita à sortir un second chargeur mais se ravisa et, avec un rictus méprisant dirigé vers la chemise ensanglantée de Saunière, il jeta :
- J'ai accompli mon travail.
Saunière baissa les yeux. Sur sa chemise de lin blanche, une petite auréole de sang entourait l'orifice laissé par la balle juste au-dessous des côtes.
L'estomac. Il a raté le cœur. Saunière avait fait la guerre d'Algérie et il savait que l'agonie consécutive à ce genre de blessure était atroce. Il lui restait environ un quart d'heure à vivre, avant que l'écoulement des sucs gastriques acides dans sa cavité abdominale ait terminé ses dégâts.
- La douleur est salutaire, monsieur ! fit l'albinos en partant.
Avatar de l’utilisateur
tuberale
Intronisé au Panthéon
Messages : 49842
Inscription : sam. nov. 08, 2003 1:00 am

Message par tuberale »

très intéressant jael, merci  
Répondre

Revenir à « L'ARTRIUM »