Entretien - Yvon Rivard et le temps retrouvé de l'enfance

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tuberale
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Entretien - Yvon Rivard et le temps retrouvé de l'enfance


Avec Le Siècle de Jeanne, l'écrivain met le point final à une trilogie amorcée il y a vingt ans.




Christian Desmeules
Édition du samedi 11 et du dimanche 12 juin 2005





Quelques heures en compagnie d'Yvon Rivard, c'est participer à un feu d'artifice tranquille de souvenirs, de livres et de films, de questions et d'apartés. De fils qu'on lance, qu'on rattrape et qu'on démêle. L'homme a le regard aiguisé, l'esprit insatiable et le verbe généreux.
 
Lorsqu'il avait six ou sept ans, raconte-t-il en entrevue, son père (entrepreneur forestier dans la Haute-Mauricie) le déposait parfois tôt le matin au bord d'un lac. Loin du bruit des moteurs et des scies mécaniques, il pouvait ainsi passer la journée à pêcher ou à rêver, parfaitement seul et heureux sur une grande roche, dans le «temps suspendu» de l'enfance, en attendant que son père passe l'y reprendre après son travail. C'était le temps d'avant. Avant la conscience du temps qui passe et de la défaite inévitable qui guette l'homme.

Professeur de lettres et de création littéraire à l'université McGill depuis 1973, conseiller en scénarisation pour le cinéma, essayiste et romancier reconnu, avec Le Siècle de Jeanne, Yvon Rivard fait revivre une dernière fois le personnage d'Alexandre, écrivain apparu dans Les Silences du corbeau (Boréal, 1986, prix du Gouverneur général) et repris dans Le Milieu du jour (Boréal, 1995, Grand Prix du livre de Montréal l'année suivante).

Le roman vient ainsi clore (quoique sans la résoudre totalement) une suite romanesque vouée à l'apprentissage de l'amour, de l'écriture et de la liberté. Mais aussi à une ambitieuse exploration du temps, inspirée de celle de Virginia Woolf -- qui étend son ombre partout dans ce roman magnifique d'authenticité et de réflexion essentielle.



Alexandre le bienheureux


Pris depuis de longues années entre deux femmes (Françoise et Clara), enlisé dans des questionnements de vie et d'écriture, le narrateur et alter ego d'Yvon Rivard semble cette fois plus près que jamais du bonheur. Au début du Siècle de Jeanne, à cinquante ans, Alexandre se retrouve seul pour un long séjour à Paris. Dans cet «ancien monde», les journées s'écoulent entre l'écriture de cartes postales pour sa petite-fille adorée (Jeanne) et l'attente de Clara -- qui doit venir l'y rejoindre.



«Que faire ? Où aller ? Il me semble que j'ai passé ma vie à me poser ces questions et à chercher la réponse en moi-même, comme si j'étais porteur d'une vérité avec laquelle ma vie devrait s'accorder.» D'où la crainte constante de se tromper, ajoute le narrateur d'Yvon Rivard. De lieu, de femme, de livre.

Toujours aussi irrésolu mais plus apaisé qu'auparavant, Alexandre ne pourra pas toutefois s'épargner quelques malheurs (l'existence chaotique de sa fille Alice, la tentative de suicide de Clara, la perte de son chat) qui viendront éprouver la solidité de ce nouvel équilibre. «L'erreur c'est de se croire l'auteur de sa propre vie alors que c'est la vie qui nous invente, se dit Alexandre à la fin du roman, c'est elle qu'on reconnaît lorsqu'on se regarde dans un miroir et qu'on ne se reconnaît plus, lorsqu'on devient pour soi-même un étranger, un ami qu'on croise en chemin, un caillou qui heurte notre pied, un chat qui nous fixe, un nuage qui nous absout, n'importe quoi qui nous tire de nous-mêmes et nous libère de la tentation d'être quelqu'un.»

L'art d'être grand-père

Mais l'amour, pour son héros, arrivera sous la forme d'un recommencement, d'une manière inattendue et inédite : l'amour d'un grand-père pour sa petite-fille. Car l'enfant, pour le grand-parent, n'est-il pas comme une vérité révélée, parfaitement extérieure, une sorte de merveilleuse et apaisante réponse à une question jamais posée ? Avec cependant ses espoirs et ses limites : «On peut tout partager avec un enfant, sauf la conscience même du bonheur qu'il vous donne.»

Pour retrouver la capacité d'oubli et d'émerveillement qui caractérise l'enfance, il faut d'abord accepter l'inévitable défaite qui nous guette tous. Savoir vivre et écrire, par exemple, à partir du seuil anticipé de la mort. En ce sens, la trilogie ressemble à une lente et difficile remontée vers le temps perdu de l'enfance : le refus de la vie et le départ en Inde (dans Les Silences du corbeau), l'enlisement du «milieu du jour» puis la remontée vers l'aube claire d'une enfance retrouvée. Un roman lumineux et rempli d'espoir, croit Yvon Rivard, malgré les épreuves qui s'abattent sur son personnage. Une véritable réconciliation d'Alexandre avec lui-même, inspirée par l'existence de la petite Jeanne, qui lui offre une nouvelle chance d'aimer et lui montre la voie du bonheur. Un bonheur qui loge dans la capacité à saisir l'instant, d'arrêter le temps qui passe.

«Avec Le Siècle de Jeanne, explique-t-il, je voulais montrer quelqu'un qui vit un instant de bonheur parfait, un moment idyllique. Un instant de bonheur parfait suivi d'une série de catastrophes. Parce que si la sérénité ou la joie ou la plénitude, appelons ça comme on veut, ne survit pas à la catastrophe, c'est que c'était une illusion... »

Autofiction, imaginaire et réalité, vrai ou faux ? Comment atteindre à une certaine vérité ? Yvon Rivard convoque tout de suite Marguerite Yourcenar : «Le roman raconte ce qu'un homme a été, ce qu'il a voulu être et ce qu'il a cru être.» Tout cela, en somme, et rien d'autre. «Et ce que je raconte dans ce roman, poursuit-il, n'a au fond rien de très personnel... Tout le monde, par exemple, pourra se reconnaître dans la relation d'Alexandre avec sa petite-fille. Parce que la chose la plus personnelle, quand elle est racontée à l'intérieur de ce cadre imaginaire, appartient du coup à tous. La vérité la plus grande est toujours impersonnelle... Et on l'atteint en acceptant d'être au plus près de soi.»

L'écrivain ajoute que ce qui fait la spécificité du roman, peut-être plus que de témoigner de la «détresse et de l'enchantement», ou bien de montrer la «grandeur de la défaite humaine» (Danilo Kis), c'est de prendre la vie et d'en faire une histoire. Une histoire qui s'inscrit dans une autre, plus grande encore, avec un début, un milieu et une fin, et qui rend la vie acceptable en lui donnant un sens.

En congé sabbatique pour quelques mois encore, l'été qui vient sera pour lui traversé de temps suspendu et d'écriture, de thèses à superviser et de «compost fumant». Rencontrer et lire Yvon Rivard, c'est ainsi prendre la mesure de la transparence possible entre une vie et une oeuvre, entre la pensée et le geste. Plus que jamais résolu, rappelle-t-il en évoquant le titre d'un essai de Denis de Rougemont, à «penser avec les mains». Comme le ferait un enfant seul assis au bord d'un lac.

Collaborateur du Devoir

LE SIÈCLE DE JEANNE

Yvon Rivard

Boréal

Montréal, 2005, 408 pages
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