L'Homme brisé
Pierre Godin déboulonne la statue de René Lévesque
Gérald Leblanc
La Presse
Un premier ministre à qui il faut administrer des calmants à son insu pour l'empêcher de tout casser. Un mari qui frappe sa femme lors de vacances navrantes dans le Sud. Les dernières années de René Lévesque ont plus tenu de la descente aux enfers que du jardin de roses, révèle le dernier volet de la biographie de Pierre Godin sur l'ancien premier ministre du Québec.
Le quatrième et dernier tome de la biographie de René Lévesque, que Pierre Godin a intitulé L'Homme brisé, couvre la période noire de la vie de René Lévesque, depuis son amère défaite au référendum du 20 mai 1980 jusqu'à sa mort, le 1er novembre 1987. On suit l'ancien premier ministre dans sa descente aux enfers alors que tout s'écroule, autant sa vie privée que le parti qu'il a fondé et le gouvernement qu'il n'arrive plus à diriger.
Godin raconte avec maints détails ce triste déclin de René Lévesque qui éteint son mégot sur le pupitre d'un député et à qui il faut mettre, en cachette, des tranquillisants dans le café et les drinks pour l'empêcher de tout casser. «Le côté brute prend alors souvent le dessus sur le côté gamin», a pu constater le biographe.
Le chapitre sur les vacances de René Lévesque à la Barbade, avec sa femme Corinne, sa soeur Alice et son beau-frère Philippe Amyot, est particulièrement pénible. Le leader politique le plus adulé au Québec perd alors vraiment la carte.
Il est dangereux. On parle de delirium tremens et de disjonction, de délire... Et même de brutalité qui laisse Corinne avec un oeil au beurre noir.
«Je n'ai rien caché tout en essayant de ne pas tomber dans le voyeurisme», précise le biographe en entrevue avec La Presse.
Crise du «late life»
Le psychiatre Hugues Cormier, une connaissance de Lévesque, cité dans l'ouvrage, parle de la crise du «late life» qui frappe les hommes entre 60 et 65 ans.
«Il était dans une phase de transition. C'est le moment où l'on fait un bilan de vie. Si tout s'effondre, comme c'était son cas, surtout après le référendum qui constituait la bataille de sa vie, on prend une méchante claque.»
Encore plus que la défaite référendaire, c'est l'humiliation subie aux mains de son frère ennemi, Pierre Trudeau, lors du rapatriement de la Constitution en 1982, qui a cassé à tout jamais René Lévesque, l'homme brisé, comme l'indique bien le titre de ce dernier tome.
Citations
Pierre Godin est un chroniqueur, dans le sens classique du terme. Il raconte la vie de son héros en faisant appel aux témoins de premier plan, ceux qui ont vécu de près les événements avec lui.
On trouve donc plusieurs citations des joueurs étoiles de l'équipe péquiste (Parizeau, Laurin, Charron, Bédard, Johnson, Landry, Duhaime) ainsi que de sa garde rapprochée (Boivin, Carpentier, Bernard), sans oublier la famille et l'indispensable chauffeur -et ange gardien-, Jean-Guy Guérin.
Petits détails
Ce sont les petits détails qui facilitent la lecture de cette brique de 600 pages. On apprend ainsi que lors de sa dernière partie quotidienne de Scrabble, il avait placé ses sept lettres en composant le mot «mondaine» qu'il était particulièrement fier d'étaler devant sa Corinne, qu'il aimait bien malgré ses innombrables frasques.
L'auteur se félicite aujourd'hui d'avoir effectué le gros de ses entrevues au tout début, en 1993, alors que les gens étaient moins réticents à témoigner des petits secrets de la vie de Lévesque.
C'est ainsi qu'il a pu obtenir plusieurs confirmations de l'audacieuse aventure de René Lévesque avec Francine Lalonde, aujourd'hui députée à Ottawa et dont il fit un membre de son cabinet. On se croirait en politique-fiction!
«Après avoir reconstruit le héros et le mythe dans les trois premiers volumes, il fallait déboulonner la statue, regarder en face les erreurs et les échecs», dit Pierre Godin qui a été surtout surpris de la «gourmande libido» de Lévesque.
Mais il y a une question à laquelle le biographe n'a pas trouvé de réponse: Lévesque était-il toujours indépendantiste à la fin de sa vie?
«Chose certaine, il n'était pas un indépendantiste classique répond Godin. Son aventure du beau risque avec Mulroney représentait l'expression canadienne de Lévesque qui incarnait si bien l'ambivalence des Québécois.»
Malgré cette imposante biographie de quatre tomes et 2447 pages (Boréal), vendue à plusieurs dizaines de milliers d'exemplaires, Pierre Godin n'en a pas fini avec le sujet de sa vie: Claudio Luca, de Ciné téléaction, a en effet acheté les droits de l'oeuvre écrite pour en faire une série télévisée à laquelle le biographe participe. Les six premiers épisodes sont déjà produits et la diffusion commencera prochainement à la CBC, mais seulement au début de 2006 à la SRC.