À la une | L'affaire Bellemare
Charest averti cinq fois
Dany Doucet
Le Journal de Montréal
14/04/2010 05h50
C'est lors d'une séance du conseil des ministres, en 2003, que Marc Bellemare dit avoir avisé pour la première fois le premier ministre Jean Charest de son malaise concernant un dangereux jeu d'influence dans le processus de sélection des juges.
L'ex-ministre de la Justice raconte ses souvenirs avec des détails. D'autres sources nous ont relaté des parties de l'histoire.
«Je me souviens des lieux et des dates où je lui ai parlé», a soutenu Me Bellemare, au cours d'un long entretien.
Me Bellemare tenait devant lui les notes qu'il a colligées en quittant la vie politique et celles qu'il avait préparées pour affronter toutes les questions devant une commission parlementaire qui ne s'est finalement pas tenue.
Celles-ci lui seront peut-être maintenant utiles pour la commission d'enquête annoncée hier (voir autre texte en page 3).
Il se souvient quels ministres étaient assis à ses côtés lorsque, à cette séance de l'automne 2003, il a aperçu Jean Charest se lever pour aller chercher quelque chose à manger au buffet. Ce buffet se trouve dans une salle attenante à la salle du conseil des ministres.
«Quand il s'est levé, je me suis aussi levé parce que j'avais toute la misère du monde à le rencontrer en privé. C'est là que je lui ai dit ce qui se passait.»
Que s'est-il passé par la suite ? «Je l'ai fait», répond Me Bellemare, en laissant entendre qu'il avait ensuite nommé les juges dont la candidature était poussée par des collecteurs de fonds du PLQ.
«Tu ne peux pas ne pas écouter ton premier ministre», dit-il.
La deuxième fois
La deuxième rencontre entre l'ex-ministre de la Justice et Jean Charest serait survenue au moment où Marc Bellemare commençait à se désillusionner de la politique, fin 2003.
«Il m'en parlait», raconte une source bien informée du dossier.
Deux de ses trois principaux projets de loi, ceux qu'il avait lui-même inscrits au programme du PLQ, étaient dans un cul-de-sac.
De plus, Marc Bellemare se disait ébranlé d'avoir vu de l'argent liquide circuler dans le parti et d'avoir subi l'influence de collecteurs de fonds pour la nomination des juges et le blocage de ses projets de loi.
Incapable encore une fois d'avoir une rencontre seul à seul avec Jean Charest, c'est à nouveau au buffet du conseil des ministres qu'il décide d'interpeller le premier ministre pour dénoncer ce qui se passait.
Le ton monte. Il obtient la promesse d'un rendez-vous.
La troisième fois
Marc Bellemare a effectivement raconté à plus d'une personne avoir obtenu ce rendez-vous au bureau du premier ministre, début 2004.
«Nous étions au courant, il misait beaucoup sur cette rencontre», raconte une source bien informée.
Cette fois, il est surtout question des pressions qu'un des argentiers du parti exerce sur lui pour mettre au rancart le projet de loi 35.
Cette nouvelle loi devait principalement assurer une meilleure indépendance des tribunaux administratifs. Cela veut dire, par exemple, la fin des mandats de cinq ans pour les commissaires de la Commission des lésions professionnelles (CLP), le plus important tribunal administratif du Québec.
Ces commissaires revoient les décisions de la CSST. Avec une protection équivalente à celle des juges, le ministre de la Justice et plusieurs intervenants du monde judiciaire croient que les commissaires seront plus à l'aise pour prendre des positions fortes contre la CSST, sans crainte de voir leur mandat non renouvelé.
Franco Fava, un important collecteur de fonds du PLQ dans la région de Québec, entrepreneur en construction prospère (aujourd'hui retraité à 59 ans) et membre depuis 2000 du conseil d'administration de la CSST, est effectivement opposé au projet et le fait savoir.
"Son projet ne passait pas, ni à un niveau ni à l'autre, a déclaré au Journal M. Fava, hier.
"Les gens n'étaient pas d'accord avec ce qu'il voulait faire et lui ont fait des commentaires, incluant (moi) celui qui vous parle!
«C'est lui qui m'a demandé de lui faire des commentaires sur ce projet de loi-là, il m'a fait venir au cabinet.»
La quatrième fois
Marc Bellemare n'est seul qu'une heure avec Jean Charest la quatrième fois qu'il le rencontre, à son cabinet, le 29 mars, veille du budget provincial.
«Dans les jours qui ont suivi, j'ai appris ce qui s'était passé. Marc m'a raconté qu'il avait déballé tout son sac au sujet de l'influence des collecteurs de fonds», relate une source bien informée.
La rencontre s'est poursuivie ensuite avec Henri Massé, président de la FTQ, le ministre du Travail, Michel Després, et Gilles Taillon, alors président du Conseil du Patronat du Québec (CPQ), devenu ensuite chef de l'ADQ.
Un Jean Charest irrité sort de son bureau en lançant sur une table le plus récent numéro du magazine L'Actualité, dans lequel Henri Massé le critique.
À l'époque, le Québec est plongé dans des manifestations syndicales en raison des premières tentatives de réingénierie de l'État du gouvernement Charest.
C'est quelques minutes plus tard que Marc Bellemare apprend que son chien est mort, que le premier ministre n'appuiera pas son projet de loi 35.
L'ex-ministre de la Justice croit aujourd'hui que c'est la FTQ qui a planté le dernier clou dans le cercueil, aidé par un collecteur du parti qui avait accès aux plus hautes instances du gouvernement.
Jean Charest voulait rétablir la paix sociale, dit-il, et la FTQ pesait lourd dans la balance.
«C'est vrai que Henri Massé et la FTQ étaient très puissants, mais dans ce cas-ci, le ministre du Travail m'a dit le lendemain que c'est le patronat qui avait convaincu le gouvernement», relate aujourd'hui Gilles Taillon.
La cinquième fois
Par la suite, du 6 au 27 avril, il n'y a pas un jour où Marc Bellemare et les employés de son cabinet n'ont pas téléphoné au bureau de Jean Charest pour obtenir un nouveau rendez-vous et tenter une ultime chance de réhabiliter une partie du projet de loi 35.
Devant l'impossibilité de franchir le mur, Marc Bellemare écrit sa lettre de démission le 27 avril.
Son attaché politique va la porter au bureau du premier ministre.
«Charest m'a alors appelé. Il m'a dit qu'il n'avait pas ouvert l'enveloppe, qu'il voulait me voir avant», a raconté M. Bellemare au Journal.
Dans les minutes qui ont suivi, il s'est vidé le coeur une dernière fois.
«Je lui ai dit que c'était l'argent et les collecteurs de fonds qui géraient le parti et le gouvernement, dit-il, que c'était devenu une vraie joke. »
Marc Bellemare prend en-suite ses affaires, recueille quelques notes, et rentre chez lui pour reprendre sa pratique du droit.
"Certains me conseillaient de tout dire en quittant la politique, mais j'avais perdu une année de ma vie là-dedans et je voulais passer à autre chose, a-t-il déclaré au Journal.
«Aujourd'hui, dans le contexte des récentes allégations dans le monde de la construction, je pense que ça intéresse les gens, alors que ce n'était pas le cas il y a quelques années. Je ne voulais pas non plus avoir l'air à l'époque de quelqu'un qui voulait se venger.»
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