Publié : sam. janv. 19, 2008 6:57 am
Nick Boassaly, 71 ans, décroche un cadre au mur de son modeste logement. En contemplant la frimousse de son petit-fils, ses yeux doux s'embuent de larmes. À Noël, le vieil homme n'a pas reçu la moindre carte, pas le moindre coup de téléphone.
«Rien du tout», souffle-t-il d'une voix étranglée. «En vieillissant, on devient plus inquiet. Nos enfants ne veulent plus nous voir, on est mis de côté. On n'a personne à qui se confier.»
De la fenêtre, on aperçoit un bout d'horizon. Le gris du ciel va se noyer dans celui du fleuve Saint-Laurent. Rita Saint-Aubin avait peut-être la même vue. Elle habitait deux étages plus haut, dans le même HLM fatigué de Pointe-Claire. Sa mort, à la fois ordinaire et horrible, a secoué les 140 locataires de l'immeuble.
C'était à la fin novembre. Les pompiers répondaient à une alarme d'incendie quand ils ont été alertés par l'odeur qui émanait du logement de Mme Saint-Aubin, au numéro 804. Une odeur qu'ils connaissaient trop bien. Ils ont défoncé la porte et ont découvert le corps putréfié de la dame de 81 ans. Elle était morte depuis six jours. Seule et oubliée.
Depuis, bien des locataires craignent de subir le même sort, dit M. Boassaly. «Dans un immeuble comme le nôtre, au moins 35% des gens ont plus de 80 ans. On a besoin d'avoir une personne sur qui se fier. À notre âge, on a peur de mourir tout seul.»
L'histoire de Mme Saint-Aubin n'est pas qu'un macabre fait divers. Elle n'a rien d'anecdotique: à Montréal, il s'agit d'une réalité courante, selon Claude Comte, directeur du centre funéraire Ville-Marie, l'entreprise chargée de récupérer les défunts dont la police n'a pu retracer les proches. «Nous recevons 10 ou 12 appels de la police par mois pour aller chercher des corps dans des appartements, dit-il. Et ces chiffres vont augmenter parce qu'il y a de plus en plus de gens qui meurent seuls.»
L'an dernier, environ 150 corps ont ainsi pris le chemin du centre funéraire Ville-Marie. La majorité des dépouilles, dont celle de Mme Saint-Aubin, ont fini par être récupérées par des proches. Mais une trentaine de cadavres n'ont jamais été réclamés et ont dû être inhumés aux frais de l'État. Selon le coroner en chef adjoint Jean Brochu, ce phénomène est essentiellement montréalais. «Il est très rare que ça arrive à l'extérieur de Montréal, parce que le tissu social est loin d'y être aussi décousu.»
Dans la métropole, par contre, la situation empire au fil des ans, déplore Hélène Wavroch, directrice générale du Réseau québécois pour contrer les abus envers les aînés. «Ce n'est pas normal. C'est symptomatique d'une société qui stéréotype ses personnes âgées comme étant inutiles, une société où il y a encore beaucoup d'âgisme, s'indigne-t-elle. Quand des animaux sont négligés dans un chenil, on court pour les secourir, les laver, les nourrir. On ne fait pas ça pour les personnes âgées!»
Une peur viscérale
«Mourir seul est l'inquiétude la plus souvent mentionnée chez les aînés dans les habitations collectives», souligne Louis Plamondon, juriste et sociologue à l'Université de Montréal. Selon une étude réalisée en 2003, «13% des personnes âgées en HLM n'ont personne à qui se confier en cas de difficultés. Si elles meurent, personne ne va le savoir», ajoute le chercheur, qui souligne que cette réalité touche surtout des femmes, puisqu'elles s'éteignent en général quelques années après leur conjoint.
Jeune ou vieux, tout le monde a peur d'être isolé lors du passage de la Faucheuse, selon la psychologue Jocelyne Lauzon, qui travaille depuis 25 ans auprès de malades en phase terminale. «On sait très bien que, même accompagné, on meurt seul», dit-elle. «Malgré tout, les gens veulent avoir quelqu'un auprès d'eux au moment critique. Ils ne veulent pas être seuls pour affronter l'inconnu.»
«De toutes les peurs associées à la mort, s'il y en a une qui est dominante, c'est celle de mourir seul. Bien plus que la mort elle-même d'ailleurs, confirme l'anthropologue Luce Des Aulniers, responsable des études supérieures sur la mort à l'UQAM. C'est une signature sur sa propre vie: de tout temps, dans toutes les cultures, une mauvaise mort, c'est de mourir seul, et une bonne mort, c'est de mourir entouré des siens.» Selon elle, la crainte d'être seul au dernier moment motiverait d'ailleurs bien des demandes d'euthanasie et de suicide assisté.
Pour de nombreux aînés, mourir isolé est pourtant inévitable, constate Mme Lauzon. «Plus on vieillit, plus on perd des proches. Les familles sont beaucoup plus petites qu'avant, les enfants travaillent et ne sont pas disponibles. Très souvent, le conjoint est déjà décédé, ce qui fait que la personne qui était la plus proche, celle sur qui on pouvait compter pour prendre soin de nous, n'est plus là.»
Une réalité incontournable
Dans le HLM de Mme Saint-Aubin, la mort est une réalité incontournable. Attablés chez M. Boassaly, une poignée de vieux locataires évoquent le souvenir des derniers disparus avec tendresse. Il y avait cette dame de 90 ans, haute comme trois pommes, qui adorait danser. Il y avait Marie, qui jouait au bingo la veille, et qui a été retrouvée étendue sur son lit. Le décès le plus récent est survenu il y a deux semaines. C'était une amie de Jeannine Corriveau, qui raconte: «Toute la journée, elle m'avait fait de gros sourires, elle venait juste d'avoir de nouvelles dents. On avait ri! Elle est morte le soir même.»
Quant à Mme Saint-Aubin, depuis quelques mois, elle s'était refermée comme une huître. «Elle avait changé du tout au tout en l'espace de six mois, raconte un autre locataire, Yvon Vendette. Quand je la voyais, je ne la reconnaissais pas. Elle ne se mêlait plus aux autres.» Rongée par la maladie, cette femme autrefois enjouée avait choisi la solitude, selon Mme Corriveau. «Elle était devenue très pessimiste, au point où les gens ne voulaient plus s'asseoir avec elle. Son verre était toujours à moitié vide.»
Pourtant, même les ermites veulent être tenus par la main avant de rendre l'âme, dit la psychologue Lauzon. «Des gens qui préfèrent mourir seuls, c'est rarissime. La plupart du temps, au contraire, ils veulent auprès d'eux une personne avec qui ils ont établi un lien significatif. Si ce n'est pas un membre de la famille, du moins quelqu'un avec qui ils se sentent en confiance.»
Cette personne de confiance, les locataires du HLM la réclament avec véhémence. Ils exigent l'embauche d'un deuxième gardien de sécurité. Mais pour Martin Després, porte-parole de l'Office municipal d'habitation de Montréal (OMHM), cela ne changerait strictement rien. «Le gardien ne pourrait pas frapper à chaque porte pour vérifier si les gens sont en vie!» M. Boassaly en convient, «mais au moins, dit-il, on serait moins inquiets. On aurait quelqu'un sur qui se fier».
Au bout du compte, les locataires espèrent que la triste fin de Rita Saint-Aubin aura servi à quelque chose. «Sa mort est une bonne leçon pour plusieurs, dit Mme Corriveau. Bien des gens m'ont dit: depuis l'histoire de Rita, mes enfants m'appellent plus souvent.»
«Rien du tout», souffle-t-il d'une voix étranglée. «En vieillissant, on devient plus inquiet. Nos enfants ne veulent plus nous voir, on est mis de côté. On n'a personne à qui se confier.»
De la fenêtre, on aperçoit un bout d'horizon. Le gris du ciel va se noyer dans celui du fleuve Saint-Laurent. Rita Saint-Aubin avait peut-être la même vue. Elle habitait deux étages plus haut, dans le même HLM fatigué de Pointe-Claire. Sa mort, à la fois ordinaire et horrible, a secoué les 140 locataires de l'immeuble.
C'était à la fin novembre. Les pompiers répondaient à une alarme d'incendie quand ils ont été alertés par l'odeur qui émanait du logement de Mme Saint-Aubin, au numéro 804. Une odeur qu'ils connaissaient trop bien. Ils ont défoncé la porte et ont découvert le corps putréfié de la dame de 81 ans. Elle était morte depuis six jours. Seule et oubliée.
Depuis, bien des locataires craignent de subir le même sort, dit M. Boassaly. «Dans un immeuble comme le nôtre, au moins 35% des gens ont plus de 80 ans. On a besoin d'avoir une personne sur qui se fier. À notre âge, on a peur de mourir tout seul.»
L'histoire de Mme Saint-Aubin n'est pas qu'un macabre fait divers. Elle n'a rien d'anecdotique: à Montréal, il s'agit d'une réalité courante, selon Claude Comte, directeur du centre funéraire Ville-Marie, l'entreprise chargée de récupérer les défunts dont la police n'a pu retracer les proches. «Nous recevons 10 ou 12 appels de la police par mois pour aller chercher des corps dans des appartements, dit-il. Et ces chiffres vont augmenter parce qu'il y a de plus en plus de gens qui meurent seuls.»
L'an dernier, environ 150 corps ont ainsi pris le chemin du centre funéraire Ville-Marie. La majorité des dépouilles, dont celle de Mme Saint-Aubin, ont fini par être récupérées par des proches. Mais une trentaine de cadavres n'ont jamais été réclamés et ont dû être inhumés aux frais de l'État. Selon le coroner en chef adjoint Jean Brochu, ce phénomène est essentiellement montréalais. «Il est très rare que ça arrive à l'extérieur de Montréal, parce que le tissu social est loin d'y être aussi décousu.»
Dans la métropole, par contre, la situation empire au fil des ans, déplore Hélène Wavroch, directrice générale du Réseau québécois pour contrer les abus envers les aînés. «Ce n'est pas normal. C'est symptomatique d'une société qui stéréotype ses personnes âgées comme étant inutiles, une société où il y a encore beaucoup d'âgisme, s'indigne-t-elle. Quand des animaux sont négligés dans un chenil, on court pour les secourir, les laver, les nourrir. On ne fait pas ça pour les personnes âgées!»
Une peur viscérale
«Mourir seul est l'inquiétude la plus souvent mentionnée chez les aînés dans les habitations collectives», souligne Louis Plamondon, juriste et sociologue à l'Université de Montréal. Selon une étude réalisée en 2003, «13% des personnes âgées en HLM n'ont personne à qui se confier en cas de difficultés. Si elles meurent, personne ne va le savoir», ajoute le chercheur, qui souligne que cette réalité touche surtout des femmes, puisqu'elles s'éteignent en général quelques années après leur conjoint.
Jeune ou vieux, tout le monde a peur d'être isolé lors du passage de la Faucheuse, selon la psychologue Jocelyne Lauzon, qui travaille depuis 25 ans auprès de malades en phase terminale. «On sait très bien que, même accompagné, on meurt seul», dit-elle. «Malgré tout, les gens veulent avoir quelqu'un auprès d'eux au moment critique. Ils ne veulent pas être seuls pour affronter l'inconnu.»
«De toutes les peurs associées à la mort, s'il y en a une qui est dominante, c'est celle de mourir seul. Bien plus que la mort elle-même d'ailleurs, confirme l'anthropologue Luce Des Aulniers, responsable des études supérieures sur la mort à l'UQAM. C'est une signature sur sa propre vie: de tout temps, dans toutes les cultures, une mauvaise mort, c'est de mourir seul, et une bonne mort, c'est de mourir entouré des siens.» Selon elle, la crainte d'être seul au dernier moment motiverait d'ailleurs bien des demandes d'euthanasie et de suicide assisté.
Pour de nombreux aînés, mourir isolé est pourtant inévitable, constate Mme Lauzon. «Plus on vieillit, plus on perd des proches. Les familles sont beaucoup plus petites qu'avant, les enfants travaillent et ne sont pas disponibles. Très souvent, le conjoint est déjà décédé, ce qui fait que la personne qui était la plus proche, celle sur qui on pouvait compter pour prendre soin de nous, n'est plus là.»
Une réalité incontournable
Dans le HLM de Mme Saint-Aubin, la mort est une réalité incontournable. Attablés chez M. Boassaly, une poignée de vieux locataires évoquent le souvenir des derniers disparus avec tendresse. Il y avait cette dame de 90 ans, haute comme trois pommes, qui adorait danser. Il y avait Marie, qui jouait au bingo la veille, et qui a été retrouvée étendue sur son lit. Le décès le plus récent est survenu il y a deux semaines. C'était une amie de Jeannine Corriveau, qui raconte: «Toute la journée, elle m'avait fait de gros sourires, elle venait juste d'avoir de nouvelles dents. On avait ri! Elle est morte le soir même.»
Quant à Mme Saint-Aubin, depuis quelques mois, elle s'était refermée comme une huître. «Elle avait changé du tout au tout en l'espace de six mois, raconte un autre locataire, Yvon Vendette. Quand je la voyais, je ne la reconnaissais pas. Elle ne se mêlait plus aux autres.» Rongée par la maladie, cette femme autrefois enjouée avait choisi la solitude, selon Mme Corriveau. «Elle était devenue très pessimiste, au point où les gens ne voulaient plus s'asseoir avec elle. Son verre était toujours à moitié vide.»
Pourtant, même les ermites veulent être tenus par la main avant de rendre l'âme, dit la psychologue Lauzon. «Des gens qui préfèrent mourir seuls, c'est rarissime. La plupart du temps, au contraire, ils veulent auprès d'eux une personne avec qui ils ont établi un lien significatif. Si ce n'est pas un membre de la famille, du moins quelqu'un avec qui ils se sentent en confiance.»
Cette personne de confiance, les locataires du HLM la réclament avec véhémence. Ils exigent l'embauche d'un deuxième gardien de sécurité. Mais pour Martin Després, porte-parole de l'Office municipal d'habitation de Montréal (OMHM), cela ne changerait strictement rien. «Le gardien ne pourrait pas frapper à chaque porte pour vérifier si les gens sont en vie!» M. Boassaly en convient, «mais au moins, dit-il, on serait moins inquiets. On aurait quelqu'un sur qui se fier».
Au bout du compte, les locataires espèrent que la triste fin de Rita Saint-Aubin aura servi à quelque chose. «Sa mort est une bonne leçon pour plusieurs, dit Mme Corriveau. Bien des gens m'ont dit: depuis l'histoire de Rita, mes enfants m'appellent plus souvent.»