Ce soir-là, un pays a failli naître
Michel Venne
Édition du lundi 12 septembre 2005
Les grandes pages de publicité parues le jour même dans les grands quotidiens préparaient déjà les esprits avec un slogan en lettres de bois. Nous allions revivre, à la télévision, un moment pénible de notre histoire: «Ce soir-là, le pays a failli éclater.»
Le documentaire radio-canadien sur le référendum de 1995 ne déçoit pas les amateurs de frissons. Tout -- le rythme, le ton, la mise en scène, la voix du narrateur, la lumière et, bien sûr, la musique angoissante et lugubre --, donne le sentiment qu'on l'a franchement échappé belle. Ce choix éditorial est défendable. Il révèle toutefois le point de vue des auteurs et des producteurs.
La publicité aurait pu annoncer : «Ce soir-là, un pays a failli naître !» Et au lieu de construire le récit autour de la montée de l'angoisse des Canadiens anglais au bord de la crise de nerfs, prêts à lyncher Jean Chrétien s'il l'avait fallu, mettre au coeur de l'intrigue l'adhésion d'un nombre croissant de Québécois au principe de souveraineté, avec la dose de courage et de fierté que cela comporte.
Le document se serait terminé sur une déception. Mais la leçon tirée aurait été différente. La question posée par Point de rupture c'est : que faire pour que ça ne se reproduise plus ? D'autres auraient sans doute demande : que faire pour que ça réussisse enfin ?
Point de rupture n'est qu'une version parmi d'autres de ce jalon-clé de notre histoire.
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Cette version permet de mieux comprendre dans quel état d'esprit les Canadiens aborderont «la prochaine fois». La Loi sur la clarté prépare déjà l'ingérence fédérale dans la campagne. Le Canada hors Québec ne laissera pas un Québécois négocier en son nom. Et la communauté internationale sera appelée en renfort.
Le document comporte cependant des faiblesses qui pourraient induire la population et les leaders politiques en erreur quant aux raisons expliquant les succès de la souveraineté en 1995 et la persistance de ses appuis (au-delà de 50 %) dix ans après la grande frousse.
La seule raison évoquée pour expliquer la popularité actuelle de l'option est le scandale des commandites.
La montée du OUI pendant la campagne référendaire de 1995 est quant à elle expliquée presque entièrement par une frénésie «irrationnelle» (c'est le mot employé par le narrateur) provoquée chez les Québécois par «le miraculé» Lucien Bouchard.
Est-il possible que les Canadiens nous perçoivent encore comme une bande d'émotifs dénués de raison ? N'y avait-il pas des journalistes québécois dans l'équipe de Point de rupture ? N'ont-ils pas remarqué que, dès le départ, la campagne du NON jouait elle aussi sur une émotion forte : l'insécurité économique ? Pierre Pettigrew aurait sans doute assimilé le discours du camp du NON à du fanatisme...
Personne ne niera le rôle de premier plan joué par Lucien Bouchard durant et avant la campagne. Mais comme il avait eu lui-même l'humilité de le dire, dans une entrevue à La Presse : «Parizeau pourra dire : "j'ai apporté 45 points, Bouchard cinq points". Il n'y a pas de honte là-dedans.»
L'effet Bouchard fait l'objet d'un débat dans les cercles scientifiques. Les résultats de sondages menés avant qu'il soit propulsé au devant de la scène souverainiste (le 7 octobre) indiquent toutefois que la montée du OUI s'était amorcée bien avant. Décima donnait 48 % au OUI le 24 septembre. Angus Reid 47 % le 27. Léger Marketing 49 % le 26. CROP 47 % le 28. SOM 49 % le 29. Léger Marketing 50 % le 2 octobre.
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En personnalisant le combat national, les auteurs du documentaire commettent deux erreurs fréquentes : ils oublient le poids de l'histoire; ils ne tiennent aucun compte des mouvements sociaux qui sont à l'oeuvre malgré l'action des chefs.
En 1990, lorsque l'Accord du lac Meech (reconnaissant le Québec comme société distincte) a été répudié au Canada anglais avec l'aide de Jean Chrétien, l'appui à la souveraineté avait atteint 65 %. Il devait bien rester quelque chose, en 1995, de cet élan de dignité et de confiance découlant lui-même de quatre siècles d'histoire.
Un autre facteur a joué en 1995, complètement ignoré par les documentaristes de CBC : en marge des discours des chefs, les mouvements sociaux ont mis la main à la pâte. Ils étaient dans le camp du OUI : groupes d'aide aux assistés sociaux, groupes féministes, mouvement étudiant. Il y avait même «les religieuses pour le OUI».
Leur action, sur le terrain, auprès des petites gens, contribuait à donner un contenu à la souveraineté. Le OUI n'avait plus pour but seulement de planter son drapeau au siège des Nations unies. Il ferait déboucher le Québec sur une société meilleure. Dès les premiers jours de la campagne, Jacques Parizeau avait dénoncé les compressions fédérales dans l'assurance chômage et les pensions de vieillesse. Le camp du OUI, fort de ses «partenaires», était le camp du changement social. Lorsque les chefs de grandes entreprises ont pris la parole en faveur du NON, la campagne prit des allures de lutte des classes.
L'histoire du référendum n'est pas celle d'une chicane entre quelques membres vieillissants de l'élite québécoise. Il y avait aussi un peuple, lui aussi divisé, mettant dans la balance ses aspirations et ses doutes, ses peurs et ses rêves.
michel.venne@inm.qc.ca