Publié : mer. avr. 07, 2004 11:12 am
Les mirages de la chanson québécoise engagée
À travers un message politique incohérent, des groupes ou des chanteursr jouent le jeu de l'ordre établi
Dominique Corneillier
Professeur de français, Cégep de Joliette
Édition du mercredi 7 avril 2004
Le texte «Quelque chose se passe -- Retour de la chanson engagée au Québec», écrit par deux musicologues et publié dans la page Idées du Devoir du 30 mars dernier, soulève des questions fort pertinentes sur le lien qu'entretiennent chanson populaire et conscience sociale dans la société actuelle. Cependant, les conclusions auxquelles arrivent Trottier et Descheneaux font preuve d'un aveuglement significatif face aux enjeux profonds de ce phénomène.
Selon eux, «les jeunes groupes actuels de la musique québécoise se distinguent par un discours plus collectif et à même de prendre position face aux enjeux actuels». Les Cowboys fringants et Daniel Boucher représenteraient «un renouveau de la chanson engagée au Québec», se nourrissant à «même une critique exacerbée» qui serait «un appel à la mobilisation» s'adressant à la génération née dans les années 70 et 80. À travers une réactualisation de la musique folklorique, ces groupes seraient les porte-étendards d'une musique «festive, où le "climax" de la fin prend toute sa raison d'être en étant associé au sentiment de révolte».
Il faut être bien naïf pour ne pas voir que cette mise en scène de l'engagement traduit plutôt cette dynamique nouvelle de la démobilisation qu'est la récupération spectaculaire d'un discours sur la société se prenant lui-même comme finalité. À travers un message politique confus et incohérent, des groupes comme Les Cowboys fringants ou des chanteurs comme Daniel Boucher jouent plutôt le jeu de l'ordre établi en proposant un produit dont l'engagement est la marque de commerce.
Prétextant dire «les vraies affaires», ils se complaisent dans une révolte adolescente qui néglige toute réflexion, puisque «l'emportement et l'adhésion sont instantanés chez les auditeurs». Instantanéité qui n'a d'égal que la vitesse à laquelle se disperse leur confusion intellectuelle dans un air du temps auquel ils n'offrent aucune résistance significative.
Devenus les hérauts nostalgiques de l'époque de leurs parents, ils ne conservent de l'engagement que sa manifestation spectaculaire, où ils se regardent prendre position dans une mise en scène digne d'un Star Académie de la conscience sociale. Ce type d'engagement mène à Robert Charlebois et Denys Arcand, dont le parcours artistique reproduit toutes les errances d'un engagement opportuniste et inconséquent, ayant l'air du temps comme échelle de valeurs. Bel avenir pour la contestation !
Des lieux communs
À travers un esthétisme populiste, ce que nos deux «musicologues en devenir» considèrent «comme un miroir des aspirations sociales et politiques de notre génération» est plutôt la manifestation musicale de ce type particulier de discours politique qu'est le conservatisme révolutionnaire, qui, en voulant laisser les choses comme elles sont, feint un anarchisme de pacotille qui tire sa force d'attraction des effets de style qui lui servent de contenu.
Que ce soit le snobisme joual de Daniel Boucher ou la poétique misérabiliste des Cowboys fringants, la chanson «engagée» dont Trottier et Descheneaux analysent la portée révolutionnaire est plutôt cette forme de démagogie vieille comme le monde, qui consiste à critiquer l'ordre des choses au nom d'une authenticité perdue pour justifier notre paresse intellectuelle devant la complexité du monde social. Comme si Jean-Luc Mongrain, Gilles Proulx et Paul Arcand étaient devenus les maîtres à penser d'une nouvelle génération de chansonniers.
Tout engagement véritable demande autre chose que de la complaisance envers les lieux communs, qu'ils soient critiques ou non. Dans ce monde qui se caractérise par l'emporte-pièce tout azimut, l'engagement passe peut-être par une délicatesse qui est douloureusement absente de l'espace public. Une délicatesse que chantent parfois les poètes lorsqu'ils nomment une solidarité qui soit autre chose qu'un étourdissement grossier dans un populisme rythmé.
La parole engagée doit prévoir toute récupération et ne doit pas oublier, comme l'écrit le poète Yves Boisvert, que «ce qu'on appelle l'ordinaire ne résulte pas d'un choix, mais d'un ensemble composite d'effets démagogiques». Ne pas le savoir consiste à s'engager dans le sens de la bêtise et dans le cabotinage politique.
Ainsi, les Cowboys fringants chantent l'antisyndicalisme primaire : «Aujourd'hui ç'a un peu changé/ Les gars sont tous syndiqués/ Ça jase trois-quatre autour d'une pelle/ En r'gardant le plus jeune faire du zèle.» Le Conseil du patronat et Jean Charest ne disent pas autre chose.
( lettre au lecteur )
À travers un message politique incohérent, des groupes ou des chanteursr jouent le jeu de l'ordre établi
Dominique Corneillier
Professeur de français, Cégep de Joliette
Édition du mercredi 7 avril 2004
Le texte «Quelque chose se passe -- Retour de la chanson engagée au Québec», écrit par deux musicologues et publié dans la page Idées du Devoir du 30 mars dernier, soulève des questions fort pertinentes sur le lien qu'entretiennent chanson populaire et conscience sociale dans la société actuelle. Cependant, les conclusions auxquelles arrivent Trottier et Descheneaux font preuve d'un aveuglement significatif face aux enjeux profonds de ce phénomène.
Selon eux, «les jeunes groupes actuels de la musique québécoise se distinguent par un discours plus collectif et à même de prendre position face aux enjeux actuels». Les Cowboys fringants et Daniel Boucher représenteraient «un renouveau de la chanson engagée au Québec», se nourrissant à «même une critique exacerbée» qui serait «un appel à la mobilisation» s'adressant à la génération née dans les années 70 et 80. À travers une réactualisation de la musique folklorique, ces groupes seraient les porte-étendards d'une musique «festive, où le "climax" de la fin prend toute sa raison d'être en étant associé au sentiment de révolte».
Il faut être bien naïf pour ne pas voir que cette mise en scène de l'engagement traduit plutôt cette dynamique nouvelle de la démobilisation qu'est la récupération spectaculaire d'un discours sur la société se prenant lui-même comme finalité. À travers un message politique confus et incohérent, des groupes comme Les Cowboys fringants ou des chanteurs comme Daniel Boucher jouent plutôt le jeu de l'ordre établi en proposant un produit dont l'engagement est la marque de commerce.
Prétextant dire «les vraies affaires», ils se complaisent dans une révolte adolescente qui néglige toute réflexion, puisque «l'emportement et l'adhésion sont instantanés chez les auditeurs». Instantanéité qui n'a d'égal que la vitesse à laquelle se disperse leur confusion intellectuelle dans un air du temps auquel ils n'offrent aucune résistance significative.
Devenus les hérauts nostalgiques de l'époque de leurs parents, ils ne conservent de l'engagement que sa manifestation spectaculaire, où ils se regardent prendre position dans une mise en scène digne d'un Star Académie de la conscience sociale. Ce type d'engagement mène à Robert Charlebois et Denys Arcand, dont le parcours artistique reproduit toutes les errances d'un engagement opportuniste et inconséquent, ayant l'air du temps comme échelle de valeurs. Bel avenir pour la contestation !
Des lieux communs
À travers un esthétisme populiste, ce que nos deux «musicologues en devenir» considèrent «comme un miroir des aspirations sociales et politiques de notre génération» est plutôt la manifestation musicale de ce type particulier de discours politique qu'est le conservatisme révolutionnaire, qui, en voulant laisser les choses comme elles sont, feint un anarchisme de pacotille qui tire sa force d'attraction des effets de style qui lui servent de contenu.
Que ce soit le snobisme joual de Daniel Boucher ou la poétique misérabiliste des Cowboys fringants, la chanson «engagée» dont Trottier et Descheneaux analysent la portée révolutionnaire est plutôt cette forme de démagogie vieille comme le monde, qui consiste à critiquer l'ordre des choses au nom d'une authenticité perdue pour justifier notre paresse intellectuelle devant la complexité du monde social. Comme si Jean-Luc Mongrain, Gilles Proulx et Paul Arcand étaient devenus les maîtres à penser d'une nouvelle génération de chansonniers.
Tout engagement véritable demande autre chose que de la complaisance envers les lieux communs, qu'ils soient critiques ou non. Dans ce monde qui se caractérise par l'emporte-pièce tout azimut, l'engagement passe peut-être par une délicatesse qui est douloureusement absente de l'espace public. Une délicatesse que chantent parfois les poètes lorsqu'ils nomment une solidarité qui soit autre chose qu'un étourdissement grossier dans un populisme rythmé.
La parole engagée doit prévoir toute récupération et ne doit pas oublier, comme l'écrit le poète Yves Boisvert, que «ce qu'on appelle l'ordinaire ne résulte pas d'un choix, mais d'un ensemble composite d'effets démagogiques». Ne pas le savoir consiste à s'engager dans le sens de la bêtise et dans le cabotinage politique.
Ainsi, les Cowboys fringants chantent l'antisyndicalisme primaire : «Aujourd'hui ç'a un peu changé/ Les gars sont tous syndiqués/ Ça jase trois-quatre autour d'une pelle/ En r'gardant le plus jeune faire du zèle.» Le Conseil du patronat et Jean Charest ne disent pas autre chose.
( lettre au lecteur )