L'autre lucidité
16 personnalités de gauche rétorquent au manifeste Pour un Québec lucide
Antoine Robitaille
Édition du mardi 1er novembre 2005
«Nous croyons nous aussi faire preuve de lucidité.» Par cette phrase, 16 personnalités bien connues de divers courants de gauche -- Françoise David, Amir Khadir, Luck Mervil en tête -- ouvrent leur manifeste Pour un Québec solidaire, dont nous publions aujourd'hui de larges extraits.
Il s'agit évidemment d'une réplique au manifeste Pour un Québec lucide de Lucien Bouchard, Joseph Facal, André Pratte et compagnie, publié le 19 octobre après une importante conférence de presse. Ce document avait été accueilli avec joie par le premier ministre Jean Charest ainsi que par le chef de l'ADQ Mario Dumont, lequel avait carrément invité ses signataires à joindre ses rangs.
Pour Amir Khadir, médecin et porte parole de l'Union des forces progressiste (UFP), les signataires du manifeste des «solidaires» (
www.pourunquebecsolidaire.info) ont tenu à répondre «à l'appel de M. Bouchard qui, après tout, avait souhaité un débat».
D'ailleurs, l'éditorialiste en chef de La Presse, André Pratte, un des instigateurs du manifeste des «lucides», s'est dit heureux, hier, qu'on y réplique ainsi de manière ouverte. Il souligne qu'en 12 jours, leur site Internet (
www.pourunquebeclucide.com) a attiré quelque 82 000 visites. Leur site a aussi suscité une parodie hypercritique, Pour un Québec morbide (
www.pourunquebeclucide.info).
«Si notre affaire était passée inaperçue, ils ne se seraient pas donné la peine de répondre», a fait valoir M. Pratte, qui publie aussi le texte des «solidaires» dans ses pages aujourd'hui. Il a préféré ne pas le commenter «pour l'instant», indiquant seulement avoir été intéressé par certaines de leurs positions sur la dette. Quant à M. Bouchard, il a fait savoir par son attaché Roch Landriault, de la firme National, qu'il ne ferait plus de commentaires en lien avec le manifeste. M. Landriault nous a référé à M. Pratte et à M. Facal.
Revenons aux «solidaires». Ils considéraient que les sujets abordés par les lucides (dette, fardeau fiscal lourd, faible natalité, vieillissement, concurrence féroce des économies chinoise et indienne) méritaient un débat et une recherche de solutions, «mais nous n'étions pas d'accord avec les prémisses que le manifeste des lucides imposait», affirme Amir Khadir.
Parmi les 16 signataires (le site Internet en compte 30), on trouve des universitaires comme Omar Aktouf, professeur de management aux HEC et plusieurs fois candidat de l'UFP, Gaétan Breton, professeur de comptabilité de l'UQAM, et Ruth Rose, professeure de sciences économiques de la même université; des politiciens souverainistes comme Jean-Pierre Charbonneau, député du Parti québécois, Pierre Paquette, député du Bloc (Daniel Turp, de Mercier, a signifié aussi vouloir signer le manifeste); des militants écologistes : Laure Waridel, écosociologue, Steven Guilbault, de Greenpeace, Ruba Ghazal, conseillère en environnement; des représentants de groupes de pressions et de syndicats comme Michèle Asselin, de la Fédération des femmes du Québec, Vivian Labrie, du Collectif pour un Québec sans pauvreté, Arthur Sandborn, de la CSN; ainsi que des artistes, France Castel, comédienne et animatrice et Hélène Pedneault, écrivaine.
Fait cocasse, deux personnalités qui appuient la candidature de Pauline Marois à la direction du Parti québécois signent les deux manifestes opposés : Mme Pedneault du côté des «solidaires» et M. Facal, du côté des «lucides».
Un plancher pour la gauche
Selon M. Khadir, l'exercice d'écriture à plusieurs mains a somme toute été assez aisé. Le principal travail a été de «vérifier et de revérifier les données», notamment celles concernant la dette. Les signataires se sont entendus pour éviter de personnaliser le débat. M. Khadir admet qu'il aurait bien aimé adopter une approche «plus véhémente» à l'égard de M. Bouchard. «Il s'affirme de plus en plus comme l'avocat de la partie patronale le plus efficace depuis 30 ans», opine M. Khadir.
Du reste, il ne faut pas, insiste M. Khadir, considérer ce manifeste comme un programme politique du futur parti politique qui naîtra en janvier de la fusion de l'UFP et d'Option citoyenne (OC). M. Khadir, qui est pressenti pour être un des deux porte-parole de l'UFP-OC (avec Françoise David), fait valoir que le manifeste des «solidaires» est plutôt un «plancher sur lequel s'entendent bien des gens qui s'estiment progressistes». Selon lui, l'UFP-OC pourrait être «beaucoup plus radical» sur plusieurs des sujets abordés.
Polarisation
Ce «contre-manifeste» illustrerait une polarisation croissante du débat gauche-droite au Québec. «Au lieu de susciter un débat, le manifeste Pour un Québec lucide a plutôt contribué à cristalliser les opinions contradictoires», écrivait le directeur de l'Institut du nouveau monde, Michel Venne, hier dans nos pages.
Si les «lucides» s'alarment «du déclin démographique, de l'ampleur de la dette québécoise et d'une concurrence de plus en plus dure avec les pays asiatiques», les «solidaires», eux, se font résolument écologistes et de gauche, disant plutôt craindre de laisser à leurs rejetons une «planète exsangue, des forêts détruites, des inégalités sociales et économiques accrues, des guerres pour s'arracher l'eau encore disponible». À ces enfants, ils disent vouloir «transmettre autre chose que le sentiment qu'il faut plier devant ce que dicte le marché».
Selon eux, contrairement à ce que les «lucides» affirment, le problème n'est pas celui de la «création de la richesse, mais de sa répartition». Ils se demandent si la dette du Québec est réellement un problème aussi aigu que le disent les «lucides», car dans certains cas, «elle peut rapporter plus qu'elle ne coûte en intérêts et services». Au fond, «la dette québécoise ne représente pas, à l'heure actuelle, un problème alarmant comme l'affirme le manifeste de monsieur Bouchard et de ses collègues».
Quant au niveau d'imposition, les «solidaires» soutiennent que, pris isolément, «il ne veut rien dire». «Il doit être mis en parallèle avec le filet social et les services de l'État que les citoyens reçoivent : santé, éducation, garderies, transports collectifs, logement social, protection du revenu, égalité entre les hommes et les femmes, soutien aux familles...»
Du côté des solutions, les «solidaires» rejettent assez durement plusieurs des propositions des «lucides», soit de rembourser la dette, de dégeler les frais de scolarité, de «mettre les syndicats au pas», de «hausser les tarifs d'électricité et les taxes à la consommation». Ils proposent plutôt une liste de sept solutions, entre autres de «soutenir les entreprises qui répondent à des critères d'utilité sociale et d'intérêt général», de «renforcer les lois du travail», de «lutter efficacement contre l'évasion fiscale», de «garder et reprendre au besoin la maîtrise publique du secteur de la santé» et de «renforcer et appliquer la réglementation environnementale».
À la question «En avons-nous les moyens ?», les signataires répondent par l'affirmative et évoquent d'autres pistes de solutions : «Rapatrions les milliards perdus en abris fiscaux comme les fiducies. Faisons plafonner à un niveau raisonnable les avantages fiscaux relatifs aux REER. Rétablissons les taux de participation des entreprises aux recettes de l'État qui prévalaient il y a encore dix ans.»
Les solidaires concluent en lançant : «Opposons à la machine à fabriquer les inégalités toute la solidarité du peuple québécois et donnons-nous des moyens à la mesure de nos rêves».